Épisode 20 : le grand départ
« service-service » ces gabelous mauriciens en poste à Rodrigues… Mais le patron avait en poche tout ce qu’ils avaient demandé le matin quand mon équipage s’est présenté au complet à 15H00 pétantes devant la casemate des douanes à l’entrée du port…
Du coup, une petite heure plus tard, Franck et Alain ont commencé à remonter le mouillage de secours à la main puisque la poupée de mon guindeau est bloquée depuis belle lurette et qu’on ne peut donc plus s’en servir indépendamment du barbotin qui manœuvre le mouillage principal. Tant mieux si ça vous parle et sinon croyez-moi sur parole, remonter à la main 30 mètres de chaine de 12 avec une ancre de 30 kg au bout, c’est pas du gâteau !!!
On a remonté une dernière fois ce chenal qu’on commençait à connaitre par cœur, puis contourné la chaussée qui ferme la baie de Port Mathurin au Nord. Cap'tain Philip a fait hisser ma voile à deux ris et sortir un bout de Gégène tant qu’on était encore à l’abri de l’ile dont on a longé la côte nord-Est jusqu’à la pointe Coton. Et voilà… quand la nuit est tombée, on était en route libre pour la Tasmanie !!! L’histoire de trois semaines si les dieux étaient avec nous, d’après le vieux… Forcément un peu plus sinon !
Nord 20/25 nœuds, on était largue sur une mer forte puisque ça soufflait comme ça depuis déjà trois jours et on marchait bien… le premier point de midi le lendemain a donné 8,4 nœuds. C’est vers cette heure-là qu’on a croisé un premier collègue, un pétrolier qui devait remonter sur le détroit de la sonde.
Nous, on faisait route au SE, droit sur l’île d’Amsterdam. A ce train-là on y serait en une petite semaine ! De fait on a marché comme ça quatre jours avec des moyennes de plus de huit nœuds. Et puis la dépression qui nous tirait sur son flanc a fini par passer devant nous et on est retombé dans le régime d’alizée. Du coup, il a fallu faire du sud pour descendre vers les quarantièmes à la recherche des vents d’ouest.
Allez pas croire non plus que mon équipage de choc se tournait les pouces pendant que j’faisais l’boulot ! Non, non, il avait sa part de misère mon équipage ! Et c’est ça qu’j’allais vous raconter. Mais laissez-moi jeter d’abord un coup d’œil sur le journal de bord pour que j’oublie rien…
Dès le lendemain du départ, l’après-midi du réveillon, donc, le guindeau se met à dévirer sans que personne lui ait rien demandé…. La saisine de l’ancre pette dans la foulée dès le premier coup de tangage …. Et pfiiiiit, l’ancre et 20 mètres de chaine à l’eau le temps que mes gugusses se précipitent à l’avant pour la bloquer…. Bon, ça c’était une connerie de mon capitaine, bien sûr ! En route libre, le guindeau aurait jamais dû être sous tension ! C’est quand même pas à moi de vérifier le tableau électrique avant chaque départ !
Pour faire bon poids, en rentrant le génois en catastrophe pour se mettre en panne en vue du « repêchage » de l’ancre qui tirait comme une dingue vingt mètre sous la surface, le bout de l’enrouleur s’arrache du tambour… deux conneries empilées, cette fois ! Pas assez de tours morts sur le tambour d’enrouleur d’une part… Ce qui n’aurait pas été si grave si le patron qu’avait bien interdit de se servir des coinceurs des gros winchs électriques, ne s’était précipité dessus pour enrouler Gégène dans la précipitation… En gros : « Faites c’que j’dis, regardez pas c’que j’fais ! ». C’est vrai aussi qu’il était tout seul dans le cockpit, avec les deux autres qu’étaient arcboutés sur la poutre-avant pour bloquer la chaine en attendant que je m’arrête...
Il restait une heure avant la nuit pour démonter le tambour de l’enrouleur au-dessus des vagues, refixer le bout et tout remonter… Mais d’abord fallait hisser les vingt mètres de chaine et l’ancre en manœuvrant le guindeau à la main puisque le contacteur du moteur s'était mis à faire des siennes… Bonjour le réveillon !!!
Lendemain matin premier janvier, huit heures… jamais deux sans trois ! Cette fois c’est l’un des pontets d’arrimage de l’annexe sur le bossoir qui lâche ! Heureusement il y en a deux… N’empêche, le tableau arrière de l’annexe dégringole d’un coup d’un bon mètre et se met à rebondir sur les vagues !!! à huit nœuds et demi, c’est du spectacle !!! Bon on s’en est encore sortis cette fois, c’est Frank qu’a fait le gros du boulot et on a enfin pu attaquer ce qu’Alain avait préparé entre-temps pour remplacer la dinde aux marrons !!!
C’est le sixième jour qu’on a vu le premier albatros ! On n’était encore qu’à 33° de latitude mais on était déjà sorti de la zone des alizées et j’avançais plus lentement dans une succession de petites brises de nord à nord-ouest et de calmes. Du coup on a pu remettre le cap sur l’île d’Amsterdam qui n’était plus qu’à 350 milles.
Deux jours plus tard le point de midi nous mettait encore à 40 milles d’Amsterdam et le patron a décidé de s’aider d’un moteur pour arriver en vue de l’île avant le crépuscule… C‘est qu’on y tenait à notre île ! On n’avait pas vu terre depuis neuf jours et en plus, pour l’anecdote, mais je crois que je vous l’ai dit, je suis enregistré à Amsterdam en Hollande depuis peu.
Bon le temps était clair et on l’a vue de très loin, l’île d’Amsterdam ! Bien avant le coucher du soleil. Quand on a été plus près Cap'tain Philip a eu une petite conversation radio avec les fayots qui sont en poste sur place. On distinguait bien leurs casemates groupées sur une pointe basse au nord-est de l’île. On a pu fêter ça comme il se devait puisque en plus il faisait très beau et qu’on a touché la petite brise de nord-ouest qui allait bien pour nous amener sous le vent du rocher St Paul au petit matin…