Épisode 24 : cap sur Albany
Tout penchait pour qu'on file vers le cap Leuwen, la pointe sud-ouest de l'Australie... Le mauvais état d'Alain, au physique comme au moral, la mise en garde de Ratédé qui trottait dans la tête du vieux, et finalement une situation météo assez favorable si on choisissait l'option « Leuwen », et franchement casse gueule si on s'obstinait sur Hobart ou même sur le détroit de Bass entre l'Australie continentale et la Tasmanie. On avait toujours un bon vent d'ouest régulier force 5 à 6 et on a donc mis le cap au Cv 060° sans plus tergiverser. Ca nous mettait au largue sur l'autre amure et Gégène portait bien. Du coup j’ai bouffé 196' dans les 24 heures suivantes, à quasiment 8,2 nœuds sur une mer forte mais sans plus.
Entre temps les météos qu'on a reçues confortaient notre choix … On prendrait du Cv 45° dès le lendemain matin pour éviter autant que possible la zone de calme et on se retrouverait dans l'ouest du cap Leuwen deux jours plus tard avec un vent d'ouest plus fort, mais on serait déjà quasiment en vue de la côte australienne et plein vent arrière pour filer vers Albany sur lequel on avait jeté notre dévolu... Entre temps aussi... Alain était passé à travers un capot moteur resté ouvert et avait une vilaine estafilade tout le long de la jambe. Cette fois-ci, il fallait nettoyer ça correctement et ne pas traîner en route... le présenter à un toubib sérieux et énergique était devenu plus qu'urgent !
Albany est un grand port très abrité dans une lagune à environ 150' dans l'est du cap Leuwen. C'est surtout un port d'entrée, d'après nos documents en tous cas... On y serait dans trois jours, il était grand temps de s'occuper des formalités d'entrée en Australie !
On est donc passé par le canal imposé par nos moyens de communication limités... 1° demande d'information par mail à nos supports à terre. Essentiellement Ratédé, son mari Bruno, expert en recherche sur internet aidé pour cette fois de Clément un autre de ses copains, tout aussi pointu en la matière... 2° communiquer par mail avec les autorités à partir des informations recueillies... 3° attendre le retour des susdites...
dès le 21 au matin, les phases 1 et 2 étaient bouclées. Le moral était excellent, celui d'Alain y compris ! À midi j'avais encore abattu 190' depuis midi la veille ! Le retour est arrivé juste après... « On devait se diriger vers Fremantle, seul port des « western territories » habilité à recevoir des yachts étrangers.... »
La grosse tuile !!! ça voulait dire laisser le cap « Leuwen » à droite et remonter 150' plein nord le long de la cote ouest de l'Australie, travers à un vent d'ouest forcissant … Pour le coup on a vraiment tous fait la gueule, moi le premier !
Mon équipage était scié... tout heureux de filer huit nœuds sur une mer propice l'instant d'avant et tout autant abattu par un méchant sort contraire l'instant d'après !!!
Frank et Alain râlaient ferme, mon capitaine ruminait sévère...
« C'est pas possible ! » Qu'il a soudain sorti, en refermant le cahier de bord sur lequel il venait de noter les éléments contenus dans le message.
– On va leur répondre que c'est pas possible !
Ils s'y sont mis tous les trois à le torcher ce brouillon qu'il était question de « balancer aussi sec » aux dites autorités (à la noix, ajouterais-je pour ma part) ! Une bonne demie heure à peaufiner le truc, qu'ils ont mis... Pas faire d'impair et en même temps rester très ferme... En résumé « On pouvait pas !!! » . Voilà. On était très fatigués, avec trois semaines de mer dans les pattes, un blessé nécessitant des soins urgents à bord, un vent en train de forcir... ON POUVAIT PAS - POINT ! Parvenus à moins d'une journée d'Albany, répertorié comme port d'entrée dans nos documents, ON POUVAIT PAS repartir pour plusieurs jours de mer contre le vent avec un blessé... On demandait donc très poliment qu'ils prennent le tout en considération et qu'ils reviennent sur leur décision (à la con, sinon on ferait donner le canon !!!) parenthèse sous entendue, bien sûr, très poliment toujours...
Evidemment, on n'y croyait pas plus que ça ! Ça tenait plus du barouf d'honneur ! Au moins on l'avait fait et on pourrait le raconter à nos petits enfants ! Sûr qu'auprès de fonctionnaires français, on se serait fait envoyer à dame vite fait !
Eh ben là non !!! La réponse est arrivée bien avant la nuit... Ils acceptaient !!!
Du coup, les aller/retours triangulaires se sont multipliés… Formulaires à remplir, border force, douanes, affaires maritimes, protection du littoral, règlements à lire, engagements à signer, photocopies de passeport, le tout fort compliqué, donc, par le passage obligé via notre équipe terrestre puisqu'il n'y a pas de scanner à mon bord... Heureusement Franck assurait bien et vite côté interface avec les google's men métropolitains. Mais la bafouille mordante aux Huiles d'Albany c'était bel et bien l'idée du patron... Et ça avait marché !!! Ils faisaient tout ça en rigolant maintenant mes trois gugusses ! Y'avait plus personne de blessé à l’horizon, on était tous à fond !!! Faudrait quand même faire un peu semblant à l'arrivée... pas qu'on nous prenne d'emblée pour des menteurs... Qu'on n'était pas, je le souligne ! Si fallait montrer notre blessé, on le montrerait sans vergogne ! Pour ma part des estafilades pareilles, j'en avais vues qu'au ciné !
De mon côté j'avais sérieusement accéléré la cadence ! Y'avait un petit 7 maintenant et je déboulais à presque neuf nœuds sur Eclipse island au large d'Albany.
C'est le 22 janvier à 11 heures qu'on les a vues en même temps ! Eclipse island devant et les hautes falaises bleues derrière !
Les réserves de rhum étaient épuisées depuis longtemps ! Mais on a fêté ça dignement quand même à coup de gueulantes et de claques dans le dos ! Dans l'après-midi le vent est monté à 40 nds, d'ouest toujours, et on s'est retrouvé pile contre pour rentrer jusqu’au fond de la baie profonde d'Albany. On a carrément ferlé les voiles et fait les dix derniers milles sur mes deux moteurs.
L'étroit goulet d'entrée dans la lagune passé, la mer est soudain devenue plate. Après trois semaines de rodéos en tous genres ça fait drôle sur le coup ! Plate mais blanche, car la lagune n'était pas du tout abritée du vent. Du coup, la manœuvre d'accostage le long d'une haute jetée en bois a été coton. Mais « les officiels » étaient là, en uniforme impec, à quatre ou cinq pour nous prendre les amarres.
Ils étaient aimables et souriants et tout s'est super bien passé en une petite heure. Les règlements étaient nombreux et compliqués, mais parfaitement expliqués dans les documents qu'ils ont remis à mon capitaine. Mes gugusses ont eu droit chacun à un visa de trois mois, quant à moi j'avais la « clearence » pour un an dans les eaux australiennes avec juste l'obligation de me signaler à leur « border force » tous les trois mois.
Ils étaient très détendus, nos officiels un peu comme des anglais et franchement sympas et accueillants finalement, disons plutôt comme des écossais, du coup. Rien à voir en tous cas avec le sourcil en accent circonflexe du gabelou bordelais ou … mauricien.
Ils nous ont finalement expliqué leur réticence initiale, nos nouveaux amis... Loi et procédures avaient changé du tout au tout deux mois plus tôt concernant l'arrivée des yachts étrangers. Et, les concernant, depuis, on était justement le premier !!! Par là , ils rejoignaient bien leurs collègues du monde entier, par contre... « Éviter les emmerdes/ ne surtout pas prendre le moindre risque de se planter/ évacuer les problèmes potentiels vers le service voisin ». Mais à lecture de notre quasi SOS, ils avaient quand même compris qu'ils déconnaient... Enfin moi, je voyais ça comme ça !
Et Voilà ! J'étais peinard à quai. En eau calme ! Et pas n'importe où ! En Australie, les gars , avec un permis d'un an pour me balader au gré des saisons ! Demain je serai même le long d' un cat-way ensoleillé et accueillant tout près des douches et des machines à laver... avec Corrina déjà en haut du mat pour rattraper ma drisse de spi et boire le premier d'une longue série de coup de Chardonnay à bord !!!
Mon équipage, lui, avait déjà trouvé un bistro ou la bière coulait à flot et bourré de petites nanas en short, ce qui participait à la sérénité du moment !
Enfin seul cinq minutes !!! Oubliées les peines et les blessures ! Ils ont fini par rentrer un très long moment plus tard, mes lascars... J’étais presque content de les voir revenir ! On est vraiment cons des fois !!!
Ce n'est que le lendemain matin qu'ils emmèneront notre blessé chez le toubib qui a, parait-il, fait une vilaine grimace avant de d'enfiler son fil dans une grosse aiguille à coudre la bidoche...