Épisode 26 : Naufragés...la débine
point au demâtage +26/05/02H // point d'arrivée Port Vila - île d'Efate
Le projecteur à main éclaire une scène de désolation… Le pont est nu comme si une méchante lame avait tout scié à ras ! Il ne reste que des lambeaux de câbles électriques arrachés épars autour de l’embase du pied de mât. Première urgence… couper les six interrupteurs correspondants sur le tableau électrique et démarrer un moteur tout de suite avant qu’un autre problème ne survienne … Pour le reste, le mât est dans l’eau sur bâbord, un winch de pied de mât est lcoincé dans les filières et maintient le pied de mât à un bon mètre au dessus du pont dans des craquements lugubres et les crissements vengeurs d’un imbroglio de drisses et de câbles tendus à mort. Une des deux filières a déjà pété entrainant le balcon avant et les trois chandeliers suivant… L’enrouleur est plié en deux comme un bout de carton, la bôme est encore à bord et martèle à chaque vague le bimini dans lequel elle s’est coincée et qui menace à chaque fois de s’arracher complètement… Tout comme le balcon de pied de mat bâbord qui s’est plié sur le pont comme une guimauve sous la traction des drisses libres qui étaient crochées dessus…
Voilà pour le tableau !
La mer est agitée mais pas vraiment forte, un mètre cinquante de creux à tout casser. Le grain lui est passé et la pluie s’est arrêtée. Pour le moment j’épaule. Le mât s’enfonce quasiment verticalement dans l’eau, maintenu dans cette position par cet enchevêtrement de bouts et de câbles qui cisaillent méthodiquement mon rail de fargue dans un mouvement de va et vient horripilant… et je pèse mes mots ! Au moins le pied de mat qui se présente comme un bélier en puissance ne menace-t-il pas ma coque pour le moment. J’écoute le patron. C’est son habitude de me demander mon avis et, sauf ras le bol passager, je l’écoute… Sauf que cette fois, c’est pas à moi qu’il parle… il parle carrément tout seul… ça aurait de quoi inquiéter n’importe qui mais là, je comprends assez vite à son débit plutôt posé vu les circonstances que s’il il fait ça, s’il commente chaque geste qu’il fait comme si il avait un mousse collé à ses basques, c’est principalement pour ne pas se laisser gagner par la panique, ne pas s’énerver en tous cas… c’est vrai que c’est pas du tout le moment… Pour le moment justement on se concentre sur un seul truc… répertorier la cinquantaine de gestes qu’il faut faire dans le bon ordre pour essayer de sauver notre peau… Faut faire cet inventaire avant de commencer… et pas perdre les pédales ni dévisser en cours de route… et surtout pas, en ce qui le concerne… se foutre à l’eau ! Logiquement faudrait donc qu’il passe un harnais… mais y’a trop d’endroits où il faut intervenir en même temps, il faudra tout le temps crocher le mousqueton, le décrocher pour l’accrocher ailleurs… et à vrai dire il n’y a plus guère d’endroits où le crocher ce mousqueton… puisque, je vous l’ai dit mon pont tient plutôt de la planche à découper ou de la savonnette, au choix… Et en fait je ne danse pas tant que ça !
Pour le moment, il est en train de chercher un endroit stratégique pour fixer le projo puisqu’il lui faut ses deux mains pour attaquer le gros du boulot. Tout repose sur ce projo… Est-ce que la pile va tenir le temps nécessaire ? Il n’est même pas neuf heures du soir… ça veut dire encore huit à neuf heures de nuit… Bien sûr, après il y a la lampe frontale, mais ce n’est pas pareil… ce projo est très puissant. Il éclaire tout le pont et est quelque part rassurant… Et c’est justement de ça qu’on a besoin… se rassurer un minimum malgré…
Tout en frappant solidement le projo sur l’autre balcon de mât qui est encore debout, le vieux récite sa litanie comme une prière en boucle… remonter à bord le galhauban qui traîne dans l’eau / récupérer toutes les manœuvres récupérables, écoutes de génois, palan d’écoute GV, drisses libres, etc… / désolidariser le tambour de l’enrouleur de la ferrure d’étai / libérer le galhauban bâbord de la cadène / couper tous les bouts irrécupérables / frapper l’extrémité de la bôme solidement sur un winch pendant qu’on fait tout ça – puisque c’est elle qui empêche pour le moment le mat de battre contrer la coque – avant de la basculer par-dessus bord (on sait pas encore comment !) quand le moment sera venu…
Pas question d’amener la trousse à outil sur le pont, il faut la laisser bien calée dans le cockpit et aller chercher les outils nécessaires au fur et à mesure. Le plus important c’est le jeu de chasse-goupilles… heureusement, il est complet, mais pareil, il faut laisser la trousse ouverte dans le cockpit et les ranger après chaque usage… Le balai peut commencer…
Deux heures montre en main… le projo a tenu bon ! au moment où le patron libère le bout qui bride encore la bôme, celle-ci bascule à la flotte sans demander son reste mais le winch de pied de mât qui maintient depuis le début deux mètres de mât hors de l’eau reste coincé dans la filière inférieure qui a tenu bon car, à cet endroit, le chandelier est pourvu d’un jambage et c’est le seul qui n’a pas plié. Le patron file chercher au fin fond du coffre à outil le gros coupe boulon pour lui faire son affaire et c’est bien injuste car ce petit câble de cinq millimètre, mine de rien, nous a bien aidé en tenant vaillamment le coup pendant ces deux heures...
Cette fois le gréement s’enfonce lentement dans le vide abyssal tel la robe blanchâtre d’un fantôme maudit à la lumière des étoiles qui sont revenues entre-temps…
Le vieux vient pour se rassoir sur mon banc de cockpit, mais il est encombré d’outils en tous genres… alors au lieu de râler comme je m’y attendais, il se met à ranger minutieusement tous les outils à leurs places respectives… Alors ça, je peux vous le dire, c’est pas vraiment son genre… il a du prendre un sacré coup sur la caboche !
Le moteur tribord tourne toujours au ralenti. Captain'Philip embraye sans accélérer et règle le pilote au 220 avant de s’assoir sur le banc tribord encore mouillé mais nickel pour le coup et de se décider à me dire enfin un mot gentil… « Bon, ben on va souffler un bon coup mon vieux ! on sait pas où on est ni où on va aller, mais ce qui est sûr c’est que le vent et le courant nous portent globalement au sud ouest et que ce serait complètement vain d’essayer d’aller dans l’autre sens… »
Je vois bien qu’il en a gros sur la patate, le pitaine mais ce petit moment de répit qu’on se ménage d’un commun accord nous rassure tout les deux ! Et c’est vrai que pour le coup je me sens moins inquiet... C’est vrai qu’il va falloir bientôt parler de la suite qui sera forcement compliquée... Mais ce sera pour tout à l'heure ! Pour l'instant, on souffle...