Épisode 52 : Le lagon bleu
Bon, on projette une ballade en mer avec le patron, histoire de me dégourdir les jambes. Aux dernières nouvelles, Ce serait au lagon bleu au SW de l’atoll. J’espère que vous vous rappelez que nous sommes présentement scotchés sur celui de Rangiroa ?
Une balade en voilier vous connaissez ? Remarquez, c’est un peu comme de d’mander à Denzel Washington dans ce film de Spike Lee où il joue un sax, leader d’une formation jazzy sur une bande son complètement dingue des frères Breuker :
- Tu connais l’blues, mec ?
Et la voix désabusée de Denzel qui répond juste :
- Ouais p’tit… J’connais…
Le patron , il l’a vu ce film. Et quand j’lui ai parlé d’cette scène, y m’a répondu qu’y voyait bien, ouais.
Et même que ça lui rappelait quêque chose de précis qu’y m’a raconté dans la foulée puisqu’on en était là… II était au bar du Petit Opportun, derrière le Chatelet, mon Capitaine ce soir-là, sans sa casquette évidemment. Accoudé au bar du rez-de-chaussée, pour ceux qui connaissent. Celui qui donne sur la rue. Accoudé avec qui vous me direz ? Ben, Barney Willen, ni plus ni moins.
C’était entre deux sets et Barney était monté boire un verre en haut. Plusieurs en fait, mais là c’était le premier. Mon capitaine, qu’était sûrement pas capitaine à l’époque mais juste lieutenant, ou peut-être même encore élève-pont ou carrément pilotin, l’avait suivi dans le p’tit escadrin en colimaçon. Le tabouret à côté de Barney était libre et mon patron s’est assis sans façon. Le verre de Barney est arrivé et v’là qu’mon patron, qu’était déjà v’nu la veille lui sort un truc niais au possible, du genre :
- C’était juste dingue comme t’as joué Besame mucho, hier soir.
Barney a pas moufté, pas même bougé un sourcil derrière ses gros verres rectangulaires. Je parle pas là de deux ou trois s’condes, non plutôt une bonne trentaine. Le temps que Barney vide ce premier verre.
Dire qu’il se sentait con, le p’tit gars qui deviendrait plus tard Cap’tain Philip, c’est évidemment à plusieurs gros coups de tabac en dessous de la vérité. C’est quand il a reposé son verre vide sur le bar en faisant signe au barman d’envoyer le suivant, qu’il a finalement répondu au patron, Barney :
- R’descends, p’tit, j’vais l’jouer.
Mais alors exactement sur ce ton-là, celui de Denzel quand il dit :
- Ouais p’tit, j’connais…
Barney, il avait juste pas envie de parler de Besame mucho, ni de quoi que ce soit d’autre… Tout comme le personnage de Denzel avait rien d’autre à répondre au p’tit connard qui lui demandait « si par hasard il connaissait l’blues ».
Bien sûr le patron est redescendu dare-dare. Les jambes encore flageolantes après ce méchant coup d’roulis. N’empêche. Il l’a joué Barney, Besame Mucho, encore plus bouleversant que la veille. Il a même pas joué le thème puisque tout le monde le connait par cœur. Juste les trois premières notes pour pas planter ses acolytes. Il l’a joué qu’à la fin, le thème, quand tout le monde avait discrètement posé sa clope et fermé sa gueule. À tel point qu’on n’entendait plus le moindre verre tinter. Tout ça, alors que d’habitude c’est toujours le tohu-bohu général dans cette cave pourtant toute petite…
Bon il l’a pas joué d’emblée, Besame mucho, vu qu’il avait déjà dû se mettre d’accord avec ses partenaires sur les deux, trois premiers morceaux à la reprise. Mais il l’a joué… Derrière y‘avait Aldo Romano et au piano un gars dont l’patron a plus l’nom en tête, un compositeur français assez connu mais qu’il avait jamais vu derrière le clavier.
D’ici deux ou trois épisodes, ça lui sera revenu le nom du clavier au patron, j’vous ferai suivre. Vu qu’à ce que j’ai cru piger, il est pas près de l’oublier cette soirée-là, Tonton….
Ben ouais. C’est un peu ça une balade en voilier entre potes qui s’connaissent depuis trente piges ou plus ! pas question de bouffer du mile, là ! Plutôt d’embarquer une caisse de bières et d’trouver un coin tranquille pour la vider en s’racontant nos tempêtes d’antan et nos histoires de cul à la noix entre les uns et les autres quand le temps était plus clément… Pas moi qu’irait porter l’pet ! Une tombe le Climax !
J’vous l’ai d’jà raconté , Y’a un sacré bail qu’on s’est rencontrés avec Cap’tain Philip. Mais depuis on a plutôt navigué chacun d’not’bord ; Cap’tain Philip plutôt dans la grande bleue, moi plutôt dans la Caraïbe. Y’a finalement que deux ans qu’on est dans la même galère… faut dire, côté galère on a largement rattrapé l’temps perdu ! Mais c’est justement ça… C’est ça le « point » comme disent les british. Cette petite ballade tout les deux –plus pépère, tu meurs – dans le lagon de Rangiroa . Bon, on n’emmène pas non plus des caméras avec des kilos d’pelloches. C’est pas le but d’la balade, comme j’essaye plus ou moins d’vous l’expliquer. Le but de la balade, le fameux « point » justement, c’est un bon moment entre potes, bavasser en tapant deux trois bières. Certes, je joue pas aux cartes, mais s’raconter les conneries qu’on n’ a pas encore faites… glisser plus vite sur toutes celles qu’on a déjà faites, etc…Le tout en confiance , comme sur un nuage… Le repos du guerrier, quoi !
Le lagon est clair de c’côté-là, on pourra même sortir mes voiles, souquer enfin sur la fameuse drisse de grand-voile, comme on s’est promis d’le faire à la première occase, voir un peu c’qu’elle a dans le bide et échanger nos impressions après ! Mais, cette promesse tenue, on aura vite fait de r’trouver nos coussins respectifs !
Bon, au retour, ce sera moteur. OK. ! Ça, l’alizée risque pas de tourner pendant qu’on prend des photos ! Ceci dit, on n’est ni des bœufs, ni des cachotiers ! C’est pas parce que la fille de Tonton ou patronne Géraldine serait là qu’on passerait un moins bon moment ! Tout le contraire même !
Je parlais de trente piges ou plus à l’instant, et nous, on fricote ensemble que depuis deux avec cap’tain Philip, mais ça veut rien dire. Le fameux « point » est précisément là ! C’est une autre histoire du patron dans la loge d’un jazzman, ça ! Beaucoup, beaucoup plus courte rassurez-vous. Un grand compositeur cette fois, un géant même et une question à peu près aussi niaise ! le patron s’en rappelle même plus de la question… Juste la réponse, de la voix bien éraillé et traînante du mec qui grimpe jamais sur scène sans être complètement défoncé :
- C’est pas ça la musique, petite !
Oui, cette fois là, c’était pas moi la question, mais la p’tite nana qu’était avec moi. Comme j’avais déjà payé la tournée quelques années plus tôt avec Barney, j’ai fait le courageux ; j’ai regardé en l’air en faisant comme si j’la connaissais pas plus que ça, la p’tite nana. Y pouvait pas savoir que c’était ma femme, Archie ! D’ailleurs s’il l’avait su, qu’est-ce qu’il en aurait eu à foutre ??
Bon, je continue d’expliquer. J’y vais juste molo. Je prends mon temps, puisque l’humeur penche de ce côté-là aujourd’hui…
Donc imaginez deux p’tits gars qui s’font coincer en patrouille dans une de ces opérations retors que les autorités françaises tentent à l’aventure de temps à autres au Sahel ou ailleurs. Coincés vilain, j’veux dire, le genre dont l’un se tire que dû à la réactivité, le courage, la ruse ou n’importe quoi d’autre du collègue. Ils sont pas tant qu’on croit ces p’tits gars-là, engagés volontaires dans ce genre de mic-mac ; un p’tit bocal de fadas, en d’autres termes. Jusqu’à y’a pas si longtemps c’était même la chasse gardée d’un bataillon spécialisé de la légion. Maintenant y’a quelques autres groupes qui se sont formés sur le tas, dans la gendarmerie entre autre. Mais vous remarquerez qu’on les compte sur le bout des doigts ces groupes-là… Bref, tout ça pour dire que le coup foireux suivant qu’une patrouille est envoyée au casse-pipe par le général « De Guerrelasse et son adjoint trouduc, y’a une probabilité quasiment quantifiable que les deux p’tits gars précédemment sauvés des eaux se retrouvent dedans et en plus une probabilité certes moindre mais non nulle existe que l’histoire se renouvelle une troisième, etc. J’espère que vous suivez ! Bon, c’est vrai que secrètement je préférerais avoir plus de marins que de mirlitaires dans mes lecteurs assidus, mais bon, j’ai pris cet exemple-là, juste parce qu’il est parlant et que je sais bien que vous êtes pas tous des lumières… Mon côté pratique, plus pédagogue tu meurs !
Bon, vous m’direz c’que vous voudrez ; mais ces deux p’tits gars-là, pour un peu qu’en effet y z’aient eu la série de trois ! ils sont à la vie à la mort. Pas comme dans les romans, en vrai ! Même si ça s’est passé en l’espace de deux, trois ans leurs vétilles. Inséparables au fond de leurs caboches de fadas. Même si y s’voient plus de vingt piges, le jour ou y se r’trouvent au coin d’une rue, c’est comme s’ils s’étaient vu la veille ! Admettez que c’est pas le cas de deux « sous off » binoclards qu’ont vécu « le désert des tartares » dans une caserne de Metz pendant trente ans en se séparant devant une bière tous les vendredis soirs avant de rentrer chez bonbonne…
Voilà. Mon « point », on y est enfin ! Au bout de trois, quatre fois qu’on en réchappe à un poil de cul ensemble, ça devient fusionnel la relation. C’est pas seulement la trouille bleue qu’on s’est pris à chaque fois dans les tripes. Celle-là, bien sûr, on l’a eu, comme tout le monde ! Mais pour un marin les vrais j’tons, c’est de s’retrouver un beau jour en slip sur une plage à la con, tout aussi con sans son bateau… Et pour un bateau de s’retrouver un beau jour à la dérive sur la grande bleue tout con sans son patron…
Des rafiots et des Pitaines qu’ont bourlingué trente ans ensemble dans les alizées et dans l’sens qui va bien en restant chacun sur son quant à soi, et en écrivant chacun leur bouquins, ça pullule, croyez pas ! Et ça fait pas forcément des mauvais bouquins, non plus. Juste que ça fait pas des vrais potes ! Pas au sens où on l’entend tonton et moi, en tous cas !!!
Croyez pas non plus qu’on ait des œillères, ou qu’on soit carrément sectaires, nous les gens d’mer ! bien sûr que des relations comme ça, on peut en trouver tout aussi bien à terre, entre un cheval et son cavalier, un bolide et son mécano, un vulgaire flingue et son chasseur de fauve ou un samouraï et son sabre !!! Surtout si c’est un pur-sang, une Bugatti T-57, une Winchester full luxe ou un sabre Koto qu’a déjà douze entailles au pommeau !
Bon, quoi qu’il en soit, on respecte les traditions, nous… C’est vendredi qu’on s’tire en vikend au lagon bleu. On vous raconte ça la prochaine. Pas de coup de théâtre en vue, à priori. Enfin si j’ai bien tout expliqué comme y faut…