Épisode 68 : Manfred Ville

C'est sur le quai de Hakehau que le vieux a rencontré Manfred. Il était en train de remplir des bidons d'eau avec son matelot quand un autre vieux s'est approché pour tailler le bout de gras. C'était Manfred... C'est ainsi que le patron a appris que Manfred était chocolatier. Pas un chocolatier comme les autres, toutefois... Celui-là ne tient pas boutique sur une avenue huppée , mais vit avec Thérèse au milieu de ses arbres à Cacao sur une des plus petites îles habitées des Marquises, Ua Pou.

Cela fait plus de 25 ans que Manfred est là. Avec Thérèse, ils ont bâti Manfred Ville au pied des étranges pitons phonolitiques qui surplombent le village assoupi d'Hakatehau. Le village est tapi au fond d'une baie houleuse dont les goélettes de transport ont  déserté le quai il y a bien des années, préférant le port d'Hakehau, moins exposé, de l'autre côté de l'île. Depuis Hakatehau vit au ralenti. Seule quelques maisons sont encore habitées. Nonobstant, les trois églises sont parfaitement entretenues.

Thérèse, elle, est née là, du temps où le village vivait au rythme des arrivées et des départs des goélettes venant de Tahiti. La vie s'accélérait soudain pour quelques jours ou simplement quelques heures avant de retrouver sa quiétude  habituelle.

Bien sûr, Manfred n'a pas été parachuté sur la petite île de Ua Pou, un beau jour de mai au cœur de la guerre du Pacifique... Ce n'est donc pas là qu'il a rencontré Thérèse... Comme nombre  d'aventuriers, il a erré de longues années à la recherche d'un port d'attache...

Sa première aventure, Manfred l'a vécue a 25 ans. En pleine guerre froide. Il a décidé de quitter sa Prusse orientale natale pour franchir le rideau  de fer. L'affaire, à l'époque, n'était pas simple... C'est un doux euphémisme ! Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, puis la Carinthie autrichienne dans un wagon à bestiaux...

Voilà bientôt Manfred chez les rupins de Westphalie avec sa bite et son couteau. Il ouvre un sauna. L'idée n'est pas mauvaise et même "tendance" ; pour les bourgeois esseulés du cru, les rencontres y sont plus conviviales que dans les quartiers mal famés de Düsseldorf... Malheureusement cette seconde aventure tourne court. Le bois du sauna brûle deux ans plus tard dans un incendie de quartier...

Manfred s'envole vers la Polynésie.

Le premier copain qu'il se fait sur place est roulottier. Voilà donc Manfred associé dans le commerce itinérant d'un camion pizza dans le cœur trépidant de Papeete. Ici on est très très loin des distinctions douteuses entre allemand de l'Est et de l'ouest auxquelles s'astreint l'européen moyen... Manfred est juste un "popa" !

Thérèse, elle, travaille au yacht-club d'Arue. Il faut à Manfred un emploi plus stable...

Au collège professionnel de Bolzenburg, Manfred a appris un métier ; celui de carreleur. Il se fait embaucher dans une entreprise de second œuvre en tant que tel. Quelques mois plus tard, il se met à son compte.

Dans le cadre d'un petit chantier qu'il a dégoté au siège de "Pacific hélicoptère service", il rencontre le boss. le voilà bientôt embauché... pas comme balayeur de piste, mais presque...

Au fil des mois, il passe pourtant ses qualifications de pilote et commence à voler à travers l'archipel. C'est ainsi qu'un beau jour il découvre Ua Pou qu'il ne connaissait encore qu'à travers les yeux enjôleurs de Thérèse...

Cette fois les deux tourtereaux embarquent leurs maigres bagages sur L'Aranui, la goélette qui dessert les île Marquises depuis Papeete.

Pour l'heure, mon capitaine et sa chérie ont entrepris l'ascension vers Manfred Ville de bon matin. le chemin monte dans le sous-bois, bien ombragé, à travers les hauts châtaigniers de Tahiti, les jamblons, les banians mais aussi de généreux arbres fruitiers sauvages, pamplemoussiers, citronniers, orangers, pommiers de Cythère dont mes promeneurs remplissent abondamment leurs sacs à dos.

A mi-chemin, ils trouvent une cascade épatante où mon capitaine croise par le plus grand des hasards, un ancien du Tchad. Celui-là était légionnaire en poste à Faya-Largeau où mon capitaine était lui occupé à remettre en état les périmètres irrigués de l'oasis. Et voilà mes deux vétérans devisant à poil dans l'agréable fraicheur du bassin des chaleurs extrêmes de leur jeunesse !

C'est après la cascade que le chemin se met à monter en lacet... Qu'à cela ne tienne, mes deux randonneurs sont suffisamment intrigués par la réputation de Schoko Mann pour franchir l'obstacle.

Voilà enfin le verger et sa retenue d'eau... Les portes de Manfred Ville ne sont plus très loin.

Sous le porche végétal, un gong assorti d'un solide maillet déclenche dans un premier temps la ruée de trois chiens furax. Mais Thérèse n'est pas loin derrière  et les calme d'un simple geste. Nul besoin d'explications, mon équipage est attendu.

Le chemin de terre s'est transformé en allée couverte de galets qui serpente entre piscine, canards de barbarie, chevreaux et citronniers.

Manfred Ville est née à flanc de montagne, quatre kms au-dessus d'Hakatehau. Il a d'abord fallu élargir la piste, construire la case, le poulailler, l'abri pour les chèvres, planter le verger, aménager un potager, bricoler une roue à aube sous une petite chute d'eau pour la coupler avec un alternateur...

Il n'y avait pas d'arbres à cacao à Ua Pou, pourtant Manfred en a vu sur les pentes de Tahiti Iti et depuis, c'est une idée fixe... Il va faire du chocolat ! Un jour, quand Manfred ville sera prête à les accueillir, il ira chercher les arbres à Cacao à Tahiti...

Il faut presque dix ans de travail à Thérèse et Manfred pour que le cœur de Manfred Ville se mette à battre à son propre rythme. Autrement dit, pour que Manfred puisse enfin poser sa caisse à outils quelques jours, le temps du grand voyage vers les plateaux de Tahiti Iti. Cinq de plus pour que les arbres à cacao plantés à Manfred Ville produisent leurs premières fèves.

Entretemps Manfred a eu le temps d'étudier la question dans les livres... Les fleurs de son arbre fétiche dans la tête et les recettes des grands maîtres sous les yeux, il a élaboré un processus original qu'il brûle de mettre en œuvre...

Manfred est aux fourneaux. Il s'agit pour l'instant de la cuisson du pain, mais une petite boite de chocolats est déjà sur le plan du petit bar auquel Manfred est accoudé ; des petits carrés pêle-mêle, tous parfums mélangés... Pistache, fleur d'orangers, gingembre... un pur trésor ! la consistance âpre du chocolat noir assortie de parfums fondant sous la langue... Sans parler du "killer" qui les assassine tous !

Rien à dire... la recette de Manfred est sacrement  au point !!!

Les chocolats de Manfred se vendent bien au-delà de Nuku Hiva, la capitale des Marquises ou de Papeete. Schoko Mann s'est taillé une réputation internationale en quelques années !

Sa recette, il l'a vendu à un collègue de Papeete, il y a quelques années, quand le chemin de Manfred Ville est devenu trop raide pour ses vielles jambes et celles de Thérèse. Ils ont pu du coup s'acheter un vieux pick-up...

Mais il reste le "killer" ! Sa recette est secrète... mais l'expérience est grandiose.. et à ne pas répéter deux fois dans la même journée sous peine de perdre le contact avec notre modeste réalité terrestre...

fin de l'épisode