Ça souffle plein Est, comme tous les jours que dieu fait dans son petit jardin privé des Marquises.

Seulement voilà, maintenant qu'il faut partir il souffle en Zéphyr, l'alizé. Et moi pour naviguer grand largue, c'est une bonne brise solidement établie qu'il me faut ! Surtout qu'on a un peu plus de 700 milles à courir à cette allure jusqu'à Tahiti...

Dans ces cas-là, on se concerte avec le vieux. Et là, pas photo, mon avis c'est qu'il faut attendre que l'alizé remonte à quinze nœuds pour mettre les bouts, sous peine de jongler du matin au soir et du soir au matin avec les retenues de bôme, les voiles qui claquent à contre et j'en passe !

Mais cette fois mon avis, pas plus que celui du vieux n'entrent en ligne de compte. Le vieux passe la main ; c'est le fameux Yann qui reprend l'affaire… A moins bien sûr que je ne recèle un vice caché ; et pour le savoir mon futur patron n'a d'autre alternative que de regarder sous mes jupes...

Le vieux et lui se sont mis d'accord ; le mieux est de me sortir de l'eau chez Yvan à Taravao, notre port d'attache provisoire ( " bercail "  que je vous ai récemment décrit ).

Yvan et ses deux hommes de main ferment le chantier pour les fêtes le 17 à midi, mais il est d'accord pour me sortir le 16 au matin. Yann a donc déjà pris rendez-vous avec l'expert mon cul pour le 16 à huit heures du matin...

On est déjà le 8 au soir et on a 730 milles devant nous ; faites le calcul vous-même. Si on ne veut pas avoir le feu aux fesses, il faut partir demain... Midi au plus tard. Que l'alizé soit chagrin n'est qu'une raison de plus de ne pas traîner.

On serait même partis à l'aube le vieux et moi, mais voilà, le matelot est parti dormir avec les deux blondes sur le cata qu'elles squattent un peu plus haut dans la baie... C'est pas le vieux qui va s'en formaliser, ça lui rappelle sa jeunesse, l'incite à l'indulgence !

Bref, à 11 heures l'ancre est à bord, mais aussi du pain frais du matin et une queue de tazar achetée à la criée au cas où la pêche serait maigre en ce premier jour de traversée. Bon an, mal an, on fait donc route au SW dans un alizé flemmard avec le moteur au vent à bas régime.

Le quai des pêcheurs et la criée de Taioahe / Nuku Hiva

Géraldine préfère se tourner vers l'arrière et regarder Nuku Hiva s'éloigner que vers l'avant et les six jours de mer qui nous attendent...

C'est l'île de UA POU qui disparaitra la dernière sous l'horizon juste avant le coucher du soleil

La vie à bord dans l'alizé manque un peu de mordant, mais surveiller les lignes de grains devant comme derrière est une occupation comme une autre et chacun s'adonne par ailleurs à ses manies favorites sans soucis du temps qui file, puisqu'autant demain ressemblera à aujourd'hui autant qu'à hier...

C'est justement dans ces cas là que le patron est quelquefois pris de lubies aventureuses ; histoire de pimenter l'affaire, corser le défi, prenez le comme vous voudrez. Et comme chacun évolue parallèlement dans un brouillard douillet, personne ne réagit vraiment... C'est comme ça qu'on se trouve embarqués de temps à autres dans des histoires loufoques, genre celle de " la crique maudite ", si vous vous rappelez.

Cette fois, ma route passe tout près de Manihi, l'atoll le plus septentrional de l'archipel des Tuamotu. On l'aura en point de mire demain à l'aube.

Alors là, écoutez bien... Je vous laisse juge : l'agenda est arrêté depuis le 8 au soir. On doit entrer à port Phaeton ( Taravao ) le 15 au soir pour récupérer d'une bonne nuit franche au mouillage et se mettre à quai au chantier pour sept heures du matin le lendemain. Ce soir, 12 décembre, on est gentiment dans les temps ; j'ai déjà fait largement la moitié du chemin. On a même une douzaine d'heures d'avance... Chacun vaque donc, l'esprit serein ; Étienne en symbiose avec son bidule, Géraldine passe de la recherche d'infos sur les dernières herbes médicinales récoltées aux Marquises à son cahier à dessin, de mon coté, gagné par la torpeur communicative propre à la descente des alizés, je me déhanche sans hâte sur la longue houle de nord-est... Et voilà qu'au beau milieu de la nuit, mon capitaine décrète " qu'au train où ça va (entendez : avec un moteur à mi-régime depuis le départ), c'est plus prudent de compléter notre réserve de gasoil. "

Il est malin le vieux singe. Il sait bien que personne ne va contester une décision dictée par notre sécurité commune... Il joue sur du velours ! À mi-régime, depuis le départ, on n'y a jamais été... Le vieux a réglé " Paulo ", mon moteur bâbord sur 1200tr/mn, autant dire quasiment au ralenti... À ce régime là " Paulo " consomme à peine deux litres à l'heure.... J'ai quasiment de quoi faire l'aller-retour ! Je suis quand même pas si mal placé que ça pour le savoir aussi bien que le vieux !

Non, une pure lubie ! L'envie de jeter un œil puisque le hasard nous fait passer devant...  Tous les deux on connait déjà tous les atolls alentour (Ahé, Apataki, Tikehau, Rangiroa) mais pas celui-là. Du coup, ça l'a pris au beau milieu de la nuit et il va plus en démordre, je le connais. Y'a guère que Géraldine qui pourrait le dissuader en s'y prenant par la bande. Mais faudrait qu'elle ait une bonne carte en main... Et là nib ! il a préparé son coup le vieux roublard... S'il prend à Géraldine ou au matelot l'idée de jeter un œil dans le " carnet d'escale en Polynésie ", ils trouveront bien qu'il y a une station de carburant à Paeua, le village de Manihi... Et que c'est la seule du coin , hormis celle de Rangiroa bien sûr, mais qui est plus dans l'Est et surtout qu'on connait déjà par cœur...

Des cartes, moi j'en ai ! une pleine main même ! La passe cale moins de 2,5m, elle est impraticable par fort vent d'Est (ce qui n'est pas le cas mais quand même !), tout aussi impraticable à marée descendante ( et là je dois reconnaitre qu'il a pris la peine d'interroger son routeur et qu'il a déjà la réponse puisqu'en métropole ils sont déjà en fin de matinée), pas de mouillage tranquille mais juste deux coffres gérés par la mairie devant le village, dont l'état et même la présence effective restent aléatoires comme on l'a déjà constaté plusieurs fois dans le coin... Bref, largement de quoi emporter la décision devant un tribunal impartial...

Sauf que mes cartes maîtresses, je ne les découvre que quand je vois que mon capitaine hésite, qu'il attend clairement un élément supplémentaire pour se décider... C'est là que je sors un gros atout de ma manche, et généralement ça fait mouche. S'il est déjà décidé pas la peine d'user ta salive, il changera plus d'avis... pire cabochard, tu trouveras pas sur le marché !

C'est comme ça qu'on se retrouve le 13 au matin devant la passe de Manihi à mi-marée montante, les deux moteurs au ralenti, gentiment poussé vers le lagon par le courant. Au début la passe est large et relativement profonde ; le seuil est à l'entrée du lagon... 4 mètres... 3 mètres... On approche... Tout le monde serre les fesses, moi le premier... 2 mètres soixante... point mort sur les deux bourrins... Il n'y a plus que le courant pour nous faire basculer en douceur dans le lagon... Deux mètres trente.... Le temps s'arrête... 2 mètres trente toujours... Et brusquement six mètres !  OUF ! on est passé. Le patron me fait serrer le quai de la goélette ; là au moins on est sûr qu'il y a de l'eau... mais pas question de se mettre là, même pour une heure où deux sans autorisation préalable. Ce serait la meilleure façon d'être mal reçu par les locaux. Il faut d'abord trouver un mouillage correct pour aller discuter le bout de gras avec nos hôtes dans de bonnes conditions.

Pas le moindre voilier au mouillage à l'horizon. Pas de coffre non plus... Il sont peut-être plus loin ?

Lagon de Manihi

On longe donc le platier à distance raisonnable vers le village. À soixante mètres dudit platier, il y a déjà 30 m de fond. Ça n'augure rien de bon côté mouillage... Il faut qu'on trouve ces foutus coffres ! Mon équipage scrute, mais nib !

En dépassant le village, on croise l'entrée du bassin où s'abritent les pêcheurs locaux... 15 mètres de large entre deux grosses patates à fleur d'eau.

l'intérieur du bassin est d'un magnifique vert émeraude uniforme, ce qui laisse présager un fond de sable d'au moins deux mètres. On continue donc à longer le village. Les habitations commencent à s'espacer, on pousse néanmoins jusqu'à un petit motu qui fait saillie... les coffres promis par le guide sont peut-être là, abrités du clapot par cette chaussée de corail ? mais non, point de coffre là non plus...

Mon Capitaine m'engage dans un demi-tour rageur sans prévenir, retourne devant le village et m'engage sans plus hésiter entre les deux grosses patates décrites plus haut. L'équipage se rebiffe illico mais peine perdue, on est déjà à l'intérieur du bassin... J'ai un bon mètre d'eau sous mes quillons et de mon coté, je me fais pas trop de bile ; si le patron m'a engagé dans ce chas d'aiguille à cette vitesse là, c'est qu'il n´est pas plus inquiet que ça ! Et moi, le seul truc qui m'inquiète vraiment, c'est quand le patron est inquiet... Bien sûr quand ça arrive, il parvient à le cacher aux autres, mais moi, il me la fait pas ! Ça fait trop longtemps qu'on en ramasse ensemble, je connais tous ses tics...

Bref, me voilà immobilisé au milieu de ce petit bassin  d'une cinquantaine de mètres de large pour cent de long. Une douzaine de petits bateaux de pêche sont rangés côte à côte, étraves face au quai, l'arrière rappelé sur autant de mouillages parallèles. Avec la meilleure volonté du monde je n'ai pas la place de mouiller ici, même en me faisant tout petit...

Quelqu'un court le long du quai en agitant les bras. De grands signes qui nous sont manifestement destinés... C'est une femme, elle court vite et porte l'uniforme.

Dés que le patron a compris  qu'on n'avait décidément pas la place pour mouiller ma pioche là, il a commencé à éviter sur place en inversant mes moteurs. J'ai donc déjà le nez pointé sur la sortie et il m'approche maintenant en douceur de la série de coffres qui retiennent les pêchoux sur l'arrière pour arriver à portée de voix du sémaphore ambulant.

De plus prés on reconnaît sans peine l'uniforme de la police municipale. Le message se fait plus clair... Il faut dégager de là vite fait et aller prendre un coffre "LÀ-BAS , PRES DU MOTU "

dégager vite fait, ma petite dame, c'est en cours pas de soucis ! Les coffres près du motu est déjà allés voir : y'en a pas !  Mais c'est pas ce qu'on lui dit... On lui dit comme il se doit : oui, Madame l'agent, en se disant in petto qu'on trouvera bien le moyen de s'adapter à la situation une fois sortis de là...

Une fois dehors je serre à nouveau le platier le long du village, mais rien à faire, pas de fond de moins de vingt mètres dans les parages... Pas la peine de pousser jusqu'au fameux motu comme on l'a fait tout à l'heure, le platier est hérissé de patates interdisant l'approche en annexe...

A force de sonder les parages le patron finit par me dégoter un fond de quinze mètres, beaucoup trop près des rochers à mon goût et évidemment sur un champ de patates dont il faudra bien s'extirper ensuite, mais est-ce qu'on a vraiment le choix ?

Me voilà donc à danser à moins de trente mètres des rochers - car évidemment un thermique s'est levé entretemps pour corser l'affaire - sur un clapot court à souhait au bout de mes soixante mètres de chaîne probablement coincés sous une grosse patate. Tout ça sur une simple lubie de mon testard de patron . Laissez moi vous dire que je la trouve passablement saumâtre, la petite plaisanterie...

Enfin, la vie à deux c'est comme ça... Et c'est pour tout le monde, non ? Des moment comme ça où chacun renâcle en sourdine de son côté en imaginant la revanche saignante qu'il ne manquera pas d'assener à son partenaire à la première occase... Et puis ça se tasse...Le plus souvent en tous cas !

Bon , c'est Géraldine qui reste à bord. Elle a été longuement briffée par mon capitaine. Les deux moteurs ronronnent au ralenti, elle n'a qu'une seule consigne : embrayer l'un ou l'autre, voire les deux mais toujours au ralenti pour me tenir écarté des rochers, si quoi que se soit d'imprévu survient.... Et ce jusqu'à ce qu'on revienne !!!

Vous parlez si ça met tout le monde à l'aise ce genre de consigne fumeuse ! Ah le vieux , quand il s'y met, vraiment faux être sacrément zen pour pas l'envoyer balader, lui et ses lubies d'allumé !!!

Les voilà partis tous les deux avec l'annexe, patron et matelot, avec leurs  bidons vides et leurs mines enfarinées. l'entrée du bassin des pêchoux n'est pas si loin ; d'ailleurs le petit hors-bord tourne bien maintenant. Le patron a bien été obligé de le réparer correctement après que mes trois lascars aient définitivement bousillé le petit moteur électrique. ( voir " la crique maudite ").

De retour, une grosse heure plus tard le matelot nous conte leur aventure....

Des Vahinés les ont accueillis sur le quai, costaudes comme à l'habitude, souriantes et détendues comme à l'habitude... La station d'essence ? ça leur disait rien ; mieux valait qu'on s'adresse à la mairie qui était juste là... Mes deux fiers à bras se sont du coup retrouvés devant la policière municipale musclée, dont le bureau était justement dans l'aile droite du petit bâtiment. "Est-ce qu'on avait trouvé les coffres ?"Mon capitaine avait grommelé un "mouais" plus qu'évasif avant de se voir demander mon acte de francisation et les passeports de mes passagers. Bien sûr les deux gaillards n'avaient ni l'un ni les autres dans les poches de leur vieux short déglingués, du fait que c'était bien la première fois depuis dix ou onze mois qu'on se ballade entre Tahiti et les Tuamotu qu'une demande aussi péremptoire nous était faite. Sans compter qu'étant provisoirement hollandais, d'acte de francisation, évidemment, je n'en ai pas... Mais l'heure n'était pas à de telles finasseries... Ils allaient lui apporter tout ça séance tenante mais voulait d'abord s'informer sur la station de carburant....

C'est là que la plaisanterie a tourné court.... La policière, après avoir vertement répondu à mon capitaine qu'on ne débarquait pas d'un "navire arrivant" les mains dans les poches et la clope au bec sans les documents afférents et les justificatifs d'identité des passagers - ce qui est, il est vrai, d'usage à peu près partout dans le monde sauf, manifestement, en Polynésie - ajouta que la station service était encore en construction...

Devant l'air ébahi de mon matelot et celui, tout aussi désolé de mon Capitaine, elle se radoucit aussitôt... Un petit stock permettait toutefois de dépanner les voiliers de passage. Il fallait formuler notre demande auprès du maire...

Les deux impétrant furent donc séance tenante présentés au maire, un courtaud épais et débonnaire qui leur souhaita chaleureusement la bienvenue sur sa commune depuis son fauteuil pivotant. Il fut question de deux ou trois bidons et l'affaire fut arrêtée à deux ( 40 litres ).

Les habitations, une vingtaine, sans grand charme étaient serrées les unes contre les autres au bord du lagon entre  le quai de la goélette et le bassin des pêchoux, mais ils fallait revenir à mon bord avec les bidons quérir les documents réclamés par l'autorité locale, avant de revenir visiter la boulangerie, le magasin général et, pourquoi pas, la petite église.

quai des goélettes / Paeua / Manihi

De mon côté, pas de soucis, je n'avais pas bougé d'un pouce et Géraldine n'avait pas eu à toucher aux moteurs entretemps.

Vingt minutes plus tard, mon Capitaine et son matelot sont à nouveau de retour avec du pain pour deux jours et une belle provision de mangues et de papayes.

Midi approche, l'heure de la pleine mer aussi. C'est l'heure idéale pour ressortir du lagon... Plus qu'à lever l'ancre... Dont la chaîne est, comme prévue, engagée sous une patate ! C'est bien pour ça que je n'ai pas bougé d'un poil alors que le thermique a encore bien fraichi entretemps...

Résultat : une bonne demi heure de manœuvre en tous sens, une bonne giclée d'énervement collectif, quelques vieux coups de boutoir sur ma poutre avant et finalement un dégagement catastrophe cul au vent, en battant en arrière des deux hélices comme on se sort d'un fossé boueux en marche arrière et en faisant hurler l'embrayage au volant d'un vieux camion...

Chacun retrouve lentement son souffle en glissant dans la passe... Il nous reste deux jours de mer jusqu'à Tahiti.

Tout ça pour deux bidons de gasoil , un peu de pain et quelques fruits !

Il est comme ça Tonton... Tout juste si il ne rigole pas du bon tour qu'il nous a joué ! Et croyez-moi, il n'en est pas à son coup d'essai !!!