J'imagine que vous vous rappelez tous de Manfred. C'est bien le genre de personnage qui marque la mémoire, non ? La baie d'Hakanehau où l'on danse comme des ludions depuis la veille au soir par contre, on l'oublierait volontiers tous les quatre ! A peine revenu à bord, le patron se penche sur sa carte... il repère une indentation plus profonde, quelques milles plus au sud le long de la côte sous le vent. Il semble y avoir une petite plage et des fonds de 10 mètres à plus de 100 mètres des rochers, de part et d'autre... Ça devrait faire l'affaire ! Il n'y aura probablement pas de village pour le pain demain matin, mais on a une bonne réserve de farine pour les chappatis ...
Le soleil n'est pas encore couché quand Géraldine et Étienne mouille ma pioche par 9m d'eau. L'endroit est d'un calme déconcertant après la danse effrénée de la veille.
il y a une maison derrière la plage ; plutôt un abri précaire, construit de bric et de broc au bord de l'eau... Un cabanon, comme on dirait à Marseille. La plage en question est de gros, et même de très gros galets noirs, enserrée de chaque bord par de hautes dalles rocheuses peu hospitalières. l'approche en annexe promet d'être sportive... Ce sera pour demain !
Quelques heures plus tard le soleil se lève donc sur ce paysage aussi calme qu'escarpé à l'abri de toutes les guerres que les dieux ont laissé faire. Puisqu'on parlait de Marseille, ça pourrait tout aussi bien être le fond d'une calanque, un samedi matin de printemps, très tôt, quand le soleil vient juste de sortir derrière les falaises ocres de l'île Riou...
Il y quelques rares mouvements sur la plage. Ce sont des enfants. Une gamine à peine plus grande s'est hissée sur une des dalles vertes pour jeter son hameçon au bout d'une canne de bambou. mais pas d'embarcation visible ; ni sur coffre, ni sur les galets.
Etienne dort encore. Geraldine et mon capitaine descendent l'annexe, s'approchent prudemment du coin de la plage qui paraît la mieux abrité, finissent par distinguer un prao tiré sur les galets à l'abri d'un gros rocher, puis bientôt deux solides gaillards couverts de tatouages qui s'avancent au bord de l'eau à notre approche. L'un a les cheveux très longs, l'autre plus petit et râblé fait plutôt songer à un Brad Pitt basané au cœur d'un tournage. Il porte à la ceinture machette et couteaux glissés dans un même carquois. En fait , C'est Achille qu'il rappelle, le gars ; l'Achille au pied agile d'il y a vingt-huit siècles ! Enfin c'est plus ou moins comme ça qu'on l'imagine Achille, le patron et moi. Justement à travers l'interprétation audacieuse de Brad Pitt sans doute ? Après tout on n'y était ni l'un ni l'autre sur la plage de Troie.... Même si on en a bien souvent rêvé ...
Mon Capitaine, du coup, est presque surpris de les entendre s'adresser à eux en français d'aujourd'hui... un peu comme si transporté dans cette crique intemporelle, il attendait un grec démotique ou un latin tardif...
L'annexe est tirée sur les galets à la force des bras. Un petit chemin serpente entre les galets jusqu'au reste de la famille. C'est bien un cabanon marseillais... Pas d'erreur possible ! Les deux belles-filles sont aux fourneaux malgré l'heure matinale. Sur la table de camping, le rhum teinté de pamplemousse rose remplace le pastis et le patriarche s'en verse de larges rasades à une cadence qui épate même Géraldine ! Les deux chasseurs viennent de revenir de la chasse avec un cabri et les flammes d'un feu de bois dansent sous une large gamelle de potiron. une vieille gazinière tournée vers la mer assure le reste des cuissons : riz, patate douce, taraud, etc.
Jacky, le patriarche, un bandana en travers du front, annone dans une langue tâtonnante inconnue de tous, mais qui fait rire ses belles-filles aux éclats ! Murielle de son côté carbure au vin rouge espingouin mais garde toute sa lucidité pour commenter l'état comateux du chef de clan fatigué.
La génération montante semble plus sobre mais tout aussi accueillante et diserte. les deux guerriers s'occupent de dépecer le cabri, les femmes préparent la sauce sur la vieille cuisinière, les enfants courent de la plage aux jupes de leur grand-mère, les chiens sont adossés aux jambes nues du patriarche... Marseille...
Instruit des quelques conseils prodigués par Achille, mon capitaine décide d'explorer les alentours. Alors qu'il se dirige droit vers l'enclos des cochons, les chiens se précipitent à sa suite en aboyant méchant : " les dėpouilles des cochons nous sont réservées ! Dans quelle intention cet étranger fraîchement débarqué s'approche-t-il de notre future pitance avec tant d'assurance ? "
Un rappel à l'ordre sec de Murielle ramène les deux molosses la queue basse sous la table de camping.
Le ruisseau qui alimente l'auge des cochons monte à travers de grosses pierres plates, celles de " pae-pae " effondrés. l'Achille au carquois de peau en a averti mon Capitaine : l'étroite vallée présente une succession de ces plateformes en pierre sèche agencées en autels surélevés où étaient pratiqués les sacrifices et cérémonies rituels des anciens.
La vallée était donc très active à l'époque... était-ce au contraire à dessein déjà un site reculé à l'écart de la routine quotidienne des lieux de vie ?
Achille est le "Robinson" du clan. Lui vit des ressources de la crique de ses ancêtres avec sa femme et ses deux gamins.
Chaque matin, ceux-là remontent le long du torrent jusqu'à la vallée voisine et son école. Son frère cadet travaille au petit dispensaire d'Akehau et vient chaque week-end à la Calanque avec femme et enfants à bord de la vieille guimbarde de ses parents qui ont eux aussi établi leurs pénates sur les contreforts d'Hakehau, la capitale... Un peu comme ils seraient venus retrouver leur pêcheur de fils " au cabanon" de Callelongue, des Goudes ou de l'Estaque à l'époque où Marseille vivait encore de l'air du temps...
EXTRAIT DU JOURNAL DE GERALDINE :