Dans ce vacarme soudain mes gugusses ont pris en vitesse deux ris d’un coup dans ma grand voile et n’ont gardé qu’un petit bout de mon génois. Bref j’avais le costume des grands soirs ! J’étais même déjà paré si ça forcissait encore un poil…. Mon capitaine et Franck parlaient déjà de passer la troisième bosse de ris dans l’œillet ad hoc. D’ailleurs quand je dis « déjà », c’est façon de parler, vu que c’est un truc qu’ils auraient du faire depuis longtemps…. Enfin c’est facile de critiquer, c’est vrai aussi qu’on était parti de Maurice un peu à la diable, si vous vous rappelez…

En fait le vent est resté comme ça, autour de 35/40 nœuds et y’a pas eu à faire les acrobaties correspondantes. Ce qu’est pas resté du tout comme ça, c’est la mer !!! En deux heures de temps c’était un vrai chaudron ! On parle quelquefois de mers mauvaises, de houles croisées et autre, mais même croisées, ces houles viennent de quelque part et on le voit, au moins quand il fait jour !  Là, moi, je vous parle d’autre chose… D’un gigantesque chaudron sans queue ni tête ! Le vent était quasiment plein sud et on faisait de l’Est à six, sept nœuds, de ce côté-là, ça allait. Mais c’est la rumba dingue qu’il me faisait danser ce foutu chaudron et les rincées monumentales qu’on se prenait qui épuisaient mes lascars ! Je voyais bien qu’ils cherchaient mordicus un cap où ça cognerait un peu moins fort, où ça rincerait un peu moins dru, mais rien à faire ! Elle n’avait juste pas de sens cette mer…. Du coup on a encore roulé du foc jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un mouchoir pour ralentir encore…

La météo est finalement arrivée… On était bien derrière la dépression et y’avait pas d’aggravation à prévoir. Mais on n’était pas sorti de l’auberge pour autant ! Le système se déplaçait bien vers l’Est, mais nous aussi ! On n’allait quand même pas se mettre en fuite avec un vent de 35 nœuds !!! Ce qu’on pouvait faire, c’était d’infléchir ma route à l’ENE jusqu’à ce qu’un beau jour le vent adonne et faiblisse gentiment quand on se retrouverait dans le NW du système.

On s’est donc fait bousculer sérieux comme ça toute la nuit. Plusieurs fois, le pilote a perdu les pédales et nous a mis dans le vent. Le petit bout de foc qui restait battait comme un furieux et il a fallu prendre la barre… Ce qui n’a pas empêché qu’on retombe encore dans le vent plusieurs fois à cause de la fatigue… Et finalement alors que j’étais encore tombé bout au vent dans une rafale avec ce bout de foc qui claquait comme un perdu, il y a eu un black-out total… même plus de lumière sur le compas magnétique pour savoir de quel coté reprendre le vent… pas de lune, pas d’étoiles, juste ce raffut infernal, la barre folle et le moteur qui ne veut pas démarrer….

A l’aube on a fini par la voir cette mer ! Mais comme le vent avait soufflé du sud entre 35 et 40 nœuds toute la nuit, elle avait fini par s’aligner et il y avait maintenant une belle mer du sud assez courte avec un creux de quatre, cinq mètres. Du coup je dansais encore pas mal, mais au moins on a pu choisir le cap qui passait le mieux, c’était du 75°. Le coup de vent n’a pas molli de la journée. On a essayé de garder le cap au 75°/80° pour ne pas remonter trop au nord car les météos suivantes nous indiquaient clairement que la dépression passée, il faudrait descendre jusqu’à la latitude 42° pour toucher un bon vent d’ouest stable.

C’est vers 20 heures que le vent a commencé à adonner en faiblissant légèrement. Le coup de vent avait donc duré à peine trente heures… mais bon dieu que c’est long trente heures dans ces conditions-là !!! Pour les gars, bien sûr parce qu’en plus, il s’était mis à cailler sérieusement et qu’ils n’avaient plus un seul slip sec, et pour moi aussi ! Figurez-vous que se tordre dans tous les sens façon rodéo et rebondir dans des gerbes d’écume avec ma table de carré qui menace de s’arracher à chaque fois, c’est pas de tout repos, excusez l’euphémisme ! Sans parler de l’eau qui devient de plus en plus froide sous mes quilles à chaque mille qu’on fait vers le sud…

On a donc pu reprendre notre route plein Est. Puis bientôt du 110° vers le parallèle 42° sur lequel on espérait se caler gentiment jusqu’à Hobart…

Quand le jour du 11 janvier s’est levé, tout allait donc beaucoup mieux… sauf que….

Sauf que quand mon capitaine est venu inspecter la plage avant au lever du jour, il est allé de surprise en surprise….

Plus de chemin de chaine, arraché puis envolé !!! Une passerelle de 2,50m de long par 50cm de large, une histoire de 35 ou 40 kg…. Pfiiiit !!! Il restait juste la grosse ferrure en inox qui l’avait tenue côté guindeau, complètement vrillée, comme tordue par la main d’un géant et un gros pet sur le balcon avant, côté bâbord… un paquet de mer avait arraché la structure d’un seul coup et elle avait rebondi sur le balcon avant, avant de s’envoler vers le ciel au cimetière des mystères !!

A part moi, personne l’avait entendue s’arracher, ni vu s’envoler, cette passerelle ! Ça donne une petite idée du barouf ambiant ! Du vacarme qu’il y avait eu pendant ces 30 heures, pour que le gars de quart n’y ait vu que du feu !!! Dans la mâture, le bras télescopique prévu pour empêcher la chute du génois de s’esquinter sur  les barres de flèche était complètement plié lui aussi… mais c’était loin d’être le plus grave…

En fait, le premier truc qu’il l’avait fait tiquer le vieux, quand il avait mis le nez dehors au petit matin, c’était cette drôle d’assiette que j’avais ce matin là et qui donnait l’impression que je me traînais comme un malheureux avec un gros emplâtre à la jambe gauche… C’est ça qui l’avait amené à l’avant mon capitaine... Le pourquoi du comment ma pointe avant enfournait aussi lourdement… Les deux premières surprises entérinées, le voilà donc à quatre pattes, sur la pointe avant, agrippé aux filières en train de débloquer le capot de la soute… et là il devient vert… Bien sûr, moi je le savais ! mais j’étais bien obligé d’attendre qu’il se lève….  Et puis puisque j’avais tenu le coup jusque là, c’était tout compte fait, beaucoup mieux qu’il découvre ça au petit jour, bien reposé après son café…