Cap’tain Philip a sorti la farine de blé noir ce matin et vraiment ça m’a fait plaisir ! Pas que j’en raffole des chappattis du patron, vous savez bien que je bouffe que du mille marin, moi ! Parfois du mille sauce « galère », mais le plus souvent heureusement du mille sauce « climax »…. j’espère que vous apprécierez ce jeu de mot heureux, je dirai même adroit… Bon, si je ne m’envoie pas une petite fleur de temps à autre, qui va m’en envoyer ici, par 180° de longitude et 35° sud, au milieu d’absolument nulle part pour le coup ?
Bref. quand Cap’tain Philip s’installe devant la planche mastoc que Charles lui a taillé dans un tronc de Foraha de Sainte Marie, avec son kilo de farine de blé noir, avant même d’avoir fait son café, notez le bien, c’est qu’il est d’excellente humeur… et surtout que tout baigne ! Quand y’a un soucis c’est plutôt un sachet de thé balancé dans un bol et deux œufs brouillés vite faits sur le coin d’une poêle qui traîne par là. Rien à voir, donc. Tiens, ça me rappelle un truc que râlait souvent un ancien second du patron en émergeant le matin : « merde ! qui c’est qu’a encore lavé la poêle, ça va de nouveau attacher ! » Bref, quand ça le prend au patron, c’est bon signe pour tout le monde et il en fait pour tout l’équipage !
Sauf que là on n’est que tout les deux et du coup je me demandais s’il allait s’y mettre… Y’a quand même déjà six points de midi sur le cahier de bord depuis le départ de l’île des pins !
C’est vrai que ce matin n’est pas un matin comme les autres…. À 9h pile on a franchi la ligne de changement de date. Autrement dit, on a passé un magnifique samedi 13 décembre ensoleillé au portant le long des côtes Kiwi , et ce matin on va revivre un second samedi 13 décembre, cap à l’est, cette fois dans une sacrée bonne brise. Ça n’arrive quand même pas tous les jours ce genre de truc !
D’ailleurs, pour moi c’est une première ! J’en avais bien entendu parler par des collègues, mais c’est quand même autre chose de « le vivre en vrai » comme disent les enfants. D’ailleurs, c’est pour eux que j’explique le truc. Chez les plus grands, j’imagine que certains l’ont passée en avion (en y voyant que du feu je parierais !).
C’est vrai qu’on a déjà fait un sacré bon bout de chemin vers l’est ! ce matin le soleil s’est levé à 3h30, heure de Nouméa, bien sûr, mais ce soir il se couchera quand même bien après 18H00 comme c’était le cas au fond de la baie de l’Orphelinat dont je vous ai rebattu les oreilles pendant presque six mois, vu qu’on a aussi déjà fait un bon bout de chemin vers le sud et qu’on est en été…. Le vieux a pris une photo du lever de soleil juste au moment où on passait le tropique du Capricorne, il y a déjà plusieurs jours.
On va s’amuser à reculer chaque deux jours d’une heure le gros réveil vert que Géraldine m’a offert à Maurice pour le carré, comme on avançait ou reculait d’une heure les grosses toquantes des salles à manger passager sur les grands paquebots d’antan après le point de midi. Y’en a beaucoup pour qui le point de midi c’était surtout l’heure de l’apéro… Mais bon, de toute façon, c’était une autre époque… N’empêche que c’est rigolo de retrouver dans les archives les quantités ahurissantes de pinard qu’on embarquait sur ces rafiots !
Bon, donc, pour le moment tout va bien… comme disait le gars qui venait de se jeter du cinquantième étage ! Cap’tain Philip avance doucement dans l’analyse de la notice du poêle à fioul qu’il a acheté en Australie. Il n’a pas encore tout compris vu que c’est en anglo-chinois et que les schémas sont flous… mais ça avance grâce à notre « routeur » qui est aussi bilingue. C’est vrai, je vous ai pas encore dit ça ! On a un routeur à terre, dans une ferme du Poitou, comme les pros !
Côté pêche le patron n’a pas encore remis les lignes à l’eau, il peine à liquider la grosse cocote pleine des filets de tazard au court-bouillon calée depuis une semaine dans le frigo et qu’il sort pourtant tous les jours à l’heure du rata…. Par contre il a monté une ligne neuve sur son meilleur moulinet, donc ses intentions sont claires… Du coup, j’ai remarqué un truc…. Figurez-vous que j’ai toujours cru que les albatros qui tournent et virent, exécutant toutes les figures de voltiges connues au cours d’une seule des centaines de boucles qu’ils répètent pendant des heures et même des jours autour de moi, étaient en fait occupés à surveiller nos lignes… Et bien manifestement, il n’en est rien, puisqu’on n’a pas de ligne cette fois, pour cause de frigo archi-plein… Pourtant à peine passé le 35ème parallèle, ils sont arrivés, un, puis deux, puis une bonne dizaine. D’abord des bruns, comme on en a vu pas mal dans l’océan indien, puis ce matin un albatros royal qu’on appelle « grand amiral » sur les navires de commerce à cause de ses grandes étoiles sur les ailes. Lui ne nous a pas quittés depuis l’aube. Faut-il en conclure que ce sont avant tout des artistes méconnus qui errent leur vie durant à la recherche d’un public ?
À part eux , en tous cas, pas vu âme qui vive depuis le départ de l’île des pins.
À ras de l’eau où je file mes huit nœuds depuis ce matin, j’ai pas pu voir la côte Kiwi, même si on l’a longé quasiment deux jours. On est passé trop loin. Pourtant j’aurai bien aimé jeter un œil, vu que je connais pas encore… le patron, lui, ce qu’il avait pas envie de voir c’est un garde-côte qui vienne lui demander s’il était dûment tamponné COVID ou une autre blague du même style…
Bah, ce sera pour le prochain tour !