Voilà, je vous présente le nouveau mousse ! C’est Mandarine. Onze semaines qu’elle a vu le jour chez Marcel à Avaturu à l’autre bout du Motu, dont déjà presque trois passés à mon bord. Plus débrouillarde, tu meurs. Elle participe chaque matin activement à la pêche depuis la passerelle…
Elle connaît déjà tous mes recoins, et croyez-moi, il y en a ! Elle suit le patron partout ; toujours dans ses pattes. Celui-là va-t-il pisser sur la passerelle en s’appuyant de sa main libre sur les panneaux solaires ? La voilà qui grimpe d’un bon sur la bouée couronne, puis d’un autre sur lesdits panneaux suspendus à trois mètres au-dessus de l’eau sans le moindre garde-fou et plus glissants qu’une patinoire ! Mon capitaine est obligé de lâcher son arrosoir en catastrophe pour la rattraper au vol et la balancer au fond du cockpit sans ménagement… Mais Mandarine n’en a cure ! Elle recommence la même pirouette le coup suivant ! Celui-là va-t-il vérifier le mouillage à l’avant en pleine nuit ? Et Mandarine galope à sa suite le long du passe-avant pour aller faire quelque saut périlleux dans le filet à la sauvette ! Le patron se fâche, elle s’enfuit en courant et disparait 10 minutes. Dix minutes pendant lesquelles mon capitaine se fait forcènement un sang d’encre, vu qu’il a entendu vilainement crisser les petites griffes dans le virage serré qu’il faut négocier pour remonter sur la passerelle à cette vitesse là... Mais non ! Mandarine réapparait 10 mn plus tard l’air de rien pour s’avancer très innocemment de son pas chaloupé vers son assiette ou sa litière.
Bon ce qu’il se dit mon capitaine, c’est que le jour où elle va vraiment se foutre à la baille, Mandarine, elle va beugler tellement fort, qu’il l’entendra forcément… Même si, comme je vous l’ai déjà dit, il commence à être sérieusement dur de la feuille, le vieux… En fait les bruits suspects j’ai l’impression qu’il les entend encore très bien, mon capitaine. C’est plutôt les gens qui l’emmerdent qu’il entend très mal, voire pas du tout… Quoiqu’il en soit, en prévision, il ne remonte pas l’annexe sur les bossoirs la nuit, mais la laisse tirer sur son amarre trois mètre derrière ma jupe et il garde la torche étanche bien en vue sur la table du carré pour être paré à toute éventualité, en particulier celle où Mandarine se mettrait à gueuler : «Au secours Capitaine ! à force de faire l’andouille, j’ai fini par me foutre à la baille !». Bref , elle le fait un peu tourner bourrique mon capitaine, mais on peut rien lui reprocher d’autre.
C’est donc Marcel qui l’a donnée à mon Capitaine Mandarine. Marcel a 30 chats ! Faut le voir pour le croire ! La maison de Marcel leur est interdite, ils vivent dans l’ancien garage automobile voisin que Marcel a géré jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Trente boites en cartons sont alignées sur trois ou quatre étages, pourvues chacune d’une ouverture de la taille d’une chatière. Saisissant ! Du Walt-Disney pur jus !
Marcel a pile 80 ans. Il n’a rien du retraité paisible, puisqu’après ce garage qu’il a construit à soixante ans passés et qu’il a dirigé pendant dix ans, il a ensuite bâti sur une autre partie de son terrain une quincaillerie, qui s’est ensuite agrandie pour devenir une supérette, « Rangiroa Market » qu’il a gérée avec sa femme jusqu’en 2018, avant de finalement la mettre en gérance. Toutefois cette paisible retraite au bord du lagon, il y aspire enfin ! Ce sera à Huahine, une autre île où il est en train de tenter de récupérer des terrains ayant appartenu à sa grand-mère, mais empalmés depuis frauduleusement (c’est en tous cas le terme qu’il emploie !) par l’Etat-français.
Comme chacun sait, récupérer des terrains annexés par l’administration depuis plusieurs générations, n’est pas chose aisée, même pour une dynastie Corse établie en Polynésie française depuis le milieu du XIXéme siècle. Mais c’est en bonne voie et d’ailleurs plus rien ne le presse… Il m’a confirmé les deux choses ce matin.
Marcel est le troisième rejeton de la quatrième génération des Colombani en Polynésie. Autant dire, puisqu’il a fêté ses 80 à Noël dernier qu’on en est aujourd’hui à six générations et même sept en comptant les bambins….
Nous sommes en 1852 sous le règne de Napoléon III, dans un petit village de Balagne dans le nord de la Corse, Belgodère. Le clan Colombani habite un petit château sur les hauteurs de la commune. Les corses tiennent en piètre estime cet empereur de pacotille, très vague neveu du général Bonaparte qui n’a même jamais mis les pieds en Corse. N’empêche que quelques années avant de s’introniser empereur, il a fait voter le financement de l’extension du port de Bastia dans l’anse Saint Nicolas, ce qui ne peut que favoriser le développement du commerce local. Car voilà justement qu’une nouvelle bourgeoisie florissante en ce début de l’ère industrielle, tant française qu’anglaise génère un phénomène tout à fait nouveau… Le « TOURISME BALNEAIRE ». Loisir interdit aux masses laborieuses pour de longues décades encore et qui nécessite un climat approprié, une douceur idéale. C’est la côte d’azur qui sera la première élue. Mais de ce point de vue la côte de Balagne a son mot à dire et les Colombani construisent un hôtel au bord de la plage de Lozari, une des plus belles de la région, qui constitue la façade maritime de la commune de Belgodère.
Ambroise, l’arrière-grand-père de Marcel a vingt ans. Son meilleur ami s’appelle Ange Marcantoni et le père de ce dernier tient une quincaillerie à Calvi. Le père compte bien sûr sur son fils pour prendre un jour la relève, comme chez les Colombani on compte sur le fils aîné, Ambroise pour gérer bientôt l’hôtel de Belgodère.
Seulement comme pour le Marius de Pagnol, c’est l’appel du large qui l’emporte ! Voilà nos deux gaillards embarqués comme matelots sur un cargo au long cours…
Trois mois plus tard, le cargo fait escale à Papeete. Ambroise et Ange débarquent sans demander leur reste. Après la bordée à rallonge qui s’impose, ils prennent tous deux femme et Ambroise ne tarde pas à trouver un poste dans l’administration du territoire où il fera carrière. Sa vahine lui donnera plusieurs enfants dont l’ainé s’appellera évidemment Ambroise à son tour.
Ambroise junior sera lui gardien de prison et épousera en cours de route une vahiné lui aussi. Il fera toute sa carrière à la prison de Papeete dont il deviendra directeur. Malheureusement à l’heure de la retraite il sera déjà veuf. Gag absolu, pour le consoler, les reclus de la prison de Papeete feront une pétition pour qu’Ambroise rempile pour quelques années de plus. Moralité : même quand on sait qu’on va passer le reste de ses jours en taule on continue à vachement craindre l’inconnu !
Ambroise junior gratifie ses protégés d’un discours vibrant et plein de gratitude envers ce geste rare, mais n’en prend pas moins sa retraite sur l’île voisine de Huanine où il emmène bien sûr ses enfants. Bon pied bon œil, l’Ambroise décide de se remarier. Cette fois il choisit une métisse, Estelle.
Et là - croyez-moi si vous voulez - cette Estelle, c’est Estelle Marcantoni, la propre fille d’Ange !!! Pendant que son pote Ambroise Senior faisait dans le haut fonctionnariat à Papeete, Ange, lui faisait dans le commerce entre Tahiti et Huanine. Et sa fille Estelle a bien sûr hérité de son nom mais aussi des terrains que papa avait acquis dans le cadre de ses activités. Terrains que Marcel tente aujourd’hui de récupérer puisqu’Estelle était sa grand-mère… Estelle a déjà un peu plus de quarante ans à l’époque et le couple Colombani/Marcantoni n’aura qu’un seul enfant. François.
Sur la base de ce riche mariage, le jeune retraité reprend du service, investit dans un magasin général et le commerce du copra. Il y initie bientôt son fils François qui se marie à son tour avec Vanapeati, une très jolie vahiné d’une île voisine, Maupiti. De cette union naîtra François junior en 1934 , puis Marcel en 1941. Mais aucun des deux ne reprendra les affaires de François senior qui tomberont du coup en charpîe et seront empalmées par l’administration à la première occasion…
François et Marcel passeront tout deux leur certificat d’étude à Papeete. A l’époque c’est amplement suffisant pour démarrer dans la vie ! François embarquera pour La nouvelle Calédonie et ses mines de nickel, El dorado du Pacifique pour plusieurs décades encore. Marcel lui embarquera plus modestement comme matelot sur une des petites goélettes de 50 tonnes qui sillonnent la Polynésie, des Tuamotus aux Marquises, Gambiers et îles Australes.
Du temps du « certif » on savait compter et pointer sans l’aide de calculettes, ordinateurs et autres bidules. Marcel se retrouve du coup bientôt subrécargue. Tout comme Assam dont vous vous rappelez peut-être (épisode 47). Marcel n’a qu’un an de moins qu’Assam. Pourtant ils ne se croiseront pas là. C’est vrai qu’Assam a commencé à naviguer plus tard que Marcel et de toute façon il n’y a qu’un seul subrécargue par goélette. C’est ailleurs qu’ils se croiseront… Mais laissez-moi le temps de vous raconter !
Au tout début des années 60 l’El Dorado du Pacifique gite brusquement vers l’Est… Il y a d’abord l’exploitation intensive du phosphate sur l’atoll fermé de Makateïa qui génère un trafic maritime intense entre cet atoll du nord de l’archipel des Tuamotus et Papeete. Puis l’ouverture du CEA (commissariat à l'énergie atomique) à l’autre extrémité de l’archipel sur le tristement célèbre atoll de Mururoa.
Du pont de sa goélette, Marcel a eu vent de l’histoire. De retour à Papeete où sa goélette revient chaque mois les cales ras la gueule de copra. Marcel embraye. Au vu de sa relativement courte expérience ( il a 21 ans et navigue depuis cinq ans) le contrat qu’il signe avec le CEA est proprement mirobolant. En regard de sa modeste solde de subrécargue en tous cas…
Il reste deux ans à Papeete comme magasinier. Puis c’est le départ pour Mururoa… Là-bas, il est chargé de la logistique avec Hao, le seul atoll du sud de l’archipel des Tuamotu, capable de loger les familles des militaires en poste à Mururoa et d’abriter des entrepôts de transit entre Papeete et Mururoa.
A Mururoa, en effet c’est une toute autre histoire ! L’atoll n’est peuplé que de cocotiers. Aucune population civile. Les bases de vie sont d’anciens paquebots réaménagés. Les cloisons sont doublées de feuilles de plombs et les locaux de vie restent hermétiquement fermés. On ne peut observer les immenses champignons atomiques qu’à travers le verre de plusieurs centimètres d’épaisseurs de quelques hublots… Marcel y restera quatre ans avec de fréquents déplacements vers Hao où il a pu lui aussi installer sa famille.
C’est justement là qu’il rencontre Assam ! Car à cette époque Assam s’occupe encore du magasin général de Hao. Rapidement ils se connaitront même très bien puisqu’en tant que logisticien, Marcel passe des commandes régulières au magasin d’Assam et que Poe, la femme de Marcel y fait quotidiennement ses courses. Apparemment les militaires et employés du projet installés sur les paquebots aménagés qui croisent dans le lagon de Mururoa sont beaucoup mieux protégés que les populations civiles logées sur l’atoll d’Hao pourtant éloigné de près de 200 milles nautiques. En effet Assam ne tardera pas à partir se faire soigner pendant plus d’un an en Nouvelle Zélande pour des troubles de la tyroïde, alors qu’à quatre-vingt-ans, Marcel jouit toujours d’une santé redoutable… Marcel restera pourtant quatre ans à Mururoa entre 1964 et 1968, à une époque où les essais nucléaires étaient encore uniquement atmosphériques. Fin 1968, il quitte donc Mururoa, mais pas le CEA.
La nouvelle tâche qui lui est confiée par le CEA est d’aménager, puis de gérer un petit hôtel à Mahina, sur la côte Est de Tahiti. L’endroit servira de base de repos pour les sous-officiers du projet en permission ou en repos. Une nouvelle fois tout se passe très bien. Le CEA loue pour Marcel et sa famille qui commence à être nombreuse une maison à proximité de l’hôtel et mari et femme travaillent de concert au bien être des permissionnaires que le CEA leur confie.
Fin 1970, Marcel reçoit une lettre de son frère ainé François. François est parti très tôt en Nouvelle Calédonie où il a monté une entreprise de bâtiment.. Les deux frères ne se sont pas vus depuis dix ans et François invite son cadet pour des vacances en famille puisque leurs deux sœurs se sont également installées à Nouméa entre-temps.
Marcel répond à l’appel, mais il part seul. Sa famille restera à Mahina le temps des vacances de Marcel.
Les choses tournent très différemment, ça n’étonnera personne ! Le mois de congé passé, Marcel hésite à prendre son billet de retour vers Papeete. Il s’entend très bien avec son frère, son contrat avec le CEA prendra fin l’année suivante ; Bien sûr, il pourrait sans doute rempiler, mais à vrai dire, or l’avantage de travailler en famille, le dernier poste que lui a confié le CEA n’avait rien de passionnant. Après une longue discussion, les deux frères se mettent d’accord. Ils vont acheter un terrain au Pont des français sur lequel l’entreprise de François va construire une maison qui puisse abriter leurs deux familles. Quand la maison sera finie Marcel fera venir sa femme Poe et leurs enfants. Entre-temps il va repartir à zéro dans le domaine qu’il connait le mieux, la logistique portuaire. Le boulot n’y manque pas et les salaires sont corrects.
Il se fait embaucher par une société d’aconage locale et recommence courageusement en bas de l’échelle. Docker sur le port de commerce. On est une dizaine d’années avant la généralisation de la manutention portuaire par containers. Il faut encore descendre dans les cales des vraquiers avec son croc de docker, pour arrimer les balles ou saisir les caisses avec des élingues que l’équipage du navire manœuvre ensuite à l’aide des propres mâts de charge du cargo. C’est un métier réputé dangereux et payé en conséquence.
Marcel n’en reste d’ailleurs pas longtemps là. Il devient chef d’équipe puis à la suite d’une visite du patron de la société d’aconage qui a eu vent de l’expérience de Marcel sur la base de Mururoa, il se voit confier la responsabilité d’un premier entrepôt, puis les mois passant la gestion de l’ensemble des entrepôts loués par la société d’aconage sur le port de Nouméa.
L’entreprise de François a tenu les délais. Elle n’a mis qu’un an à construire la maison du Pont des Français. Et Marcel a aussitôt envoyé des billets d’avion à Papeete pour que Poé et leurs enfants puissent venir le rejoindre.
Les années passent et la vie aussi. Les enfants grandissent et le patron de la société d’aconage vieillit. Le jour où ce dernier prend sa retraite, c’est son fils qui prend les commandes de la société qui a maintenant le quasi-monopole de la gestion des quais, du stockage et du transit des marchandises sur le port de commerce de Nouméa. Marcel et lui ont travaillé de longues années côte à côte et Marcel a depuis longtemps gagné sa confiance. Le jeune patron propose à Marcel de choisir lui-même un candidat pour la gestion des entrepôts et de s’occuper maintenant de l’embauche, de la gestion et de la paye des dockers…
Marcel donne franchement son avis à son nouveau patron : il lui propose un nom parmi ses proches collaborateurs pour être son adjoint en titre concernant les entrepôts. Ce dernier fera l’essentiel du boulot et cela dégagera du temps à Marcel pour s’occuper de l’embauche des dockers et superviser leur planning. Concernant le calcul des payes, c’est une autre histoire. On est encore au début des années quatre-vingt et la micro-informatique n’a pas encore pris le relais du système des fiches horaires qu’on remplit à la main. De plus les dockers sont payés à l’heure suivant un barème qui varie selon l’heure de la journée et le type de marchandise. C’est un travail colossal qui demande beaucoup de soin et d’attention et ne tolère pas l’erreur ; les syndicats de dockers sont puissants et réagissent au quart de tour ! Les dockers sont traditionnellement payés le mardi pour leur travail de la semaine précédente. Marcel propose donc de préparer le boulot chez lui à tête reposée le week-end et de rester en famille le lundi pour compenser et finaliser la paye du mardi. Son adjoint sera aux manettes dans les entrepôts ce jour-là…
Proposition acceptée ! Marcel n’a plus guère de loisirs, mais sa famille lui suffit. L’entente avec son frère François, sa belle-sœur et leurs enfants est toujours cordiale dans la grande maison du Pont des français et la vie continue sans heurts ni nuages…
Bientôt la manutention par containers se généralise tandis que l’informatique débarque dans les bureaux. Le métier évolue rapidement. Marcel suit les stages et formations nécessaires pour s’adapter à ces nouveaux outils, mais sa charge de travail n’en diminue guère pour autant…
Du coup à presque cinquante ans, Marcel n’a toujours pas vu la métropole autrement qu’à la télé. Encore moins la Corse, qu’on ne voit par ailleurs que beaucoup plus rarement à la télé ! Un hasard cocasse va remédier à cette lacune. Hasard fortement aidé par une constante remarquable dans le fonctionnariat français… le pourcentage anormalement élevé de corses dans la police et la douane ! Anormalement élevé d’un point de vue purement statistique, s’entend ! Qui parle de magouille ? En cela qu’à travers les générations qui se succèdent depuis Napoléon, la proportion de fonctionnaires corses dans ces deux administrations est trois à quatre fois plus élevée que celle de la population de la Corse rapportée à celle de l’hexagone…
Une des conséquences immédiates de cette donnée bien assise depuis que le petit corse a brièvement mais noblement régné sur l’Europe, est que les deux beaux-frères de Marcel sont l’un officier des douanes, l’autre officier à la PAF (police des frontières). C’est le second qui apprend à Marcel au cours du déjeuner dominical auquel les deux sœurs de Marcel et leurs familles sont régulièrement invitées, que le nouveau directeur des renseignements généraux à Nouméa est un Colombani…
Renseignement pris, ce «Colombani» là , s’appelle Ambroise, un prénom qui se porte décidemment haut dans la famille, et n’est autre que l’oncle de Marcel et François, même s’il a quasiment le même âge que François et donc une petite dizaine de plus que Marcel…
Lors de leur première rencontre, Ambroise est surpris mais bien sûr très heureux de rencontrer ses deux neveux qu’il croyait en Polynésie. Ambroise fait dès lors régulièrement partie des petites réunions dominicales et ne tarde pas à inciter les deux frères à visiter leurs cousins à Belgodère où l’histoire de leur arrière-grand-père est devenue une légende.
Ambroise est déjà parti à la retraite depuis plusieurs années lorsque Marcel se décide enfin.
On est en 1995. A Belgodère, il est reçu royalement, comme tous les Colombani qui reviennent au pays. Son oncle Ambroise est malheureusement décédé deux mois plus tôt. L’hôtel est toujours là, géré par deux de ses tantes, mais le château en haut du village est à l’abandon. Le clan s’est installé en bas, à Lozari, près de l’hôtel.
Un mois de vacances lumineuses pour Marcel pour qui tout cela n’était jusqu’alors que légendes greffées sur de vieilles photos… Il a laissé sa famille à Nouméa et les tentatives de ses tantes pour l’inciter à rester à Belgodère et prendre bientôt leur suite n’ont du coup guère de succès… Marcel n’a pas encore 55 ans. Il ne se voit pas finir sa carrière autrement que sur le port de Nouméa entouré par sa famille. Il a maintenant trois filles et deux garçons…. Après, on verra ! Concède-t-il à ses tantes.
Sa retraite, Marcel la prend en 2001 après trente ans de bon et très loyaux service au port de Nouméa. Sans doute que s’il était né en Corse, Marcel serait revenu y vivre une paisible retraite comme nombre de ses compatriotes. Mais c’est son arrière-grand-père qui est né en Corse ! Lui, son père et son grand-père sont nés en Polynésie et c’est là qu’il va retourner. Plus précisément à Rangiroa, un atoll de l’Archipel des Tuamotus dont Poé est originaire.
Les enfants volent déjà de leurs propres ailes, qui à Papeete, qui à Moréa, qui à Nouméa. Une nouvelle vie commence pour Marcel et Poé. Ça commencera donc par un garage automobile dont l’atoll qui compte quand même 3000 habitants et quelques douzaines de pick-up, est cruellement dépourvu. Certes, ce n’est pas le rayon de Marcel… Marcel c’est la logistique et la gestion. Il s’associe donc à un bon mécanicien qui, faute de moyens, travaillait jusque là sur des coins de table. Marcel fait construire le garage sur le terrain de famille de Poé, commande matériel et outillage à Papeete. En quelques mois tout est prêt. L’affaire reste florissante une dizaine d’années, jusqu’à ce que la femme de son mécanicien tombe malade sur l’atoll voisin d’Ahé. L’associé de Marcel reviendra dès que sa femme ira mieux.
Malheureusement les choses ne tournent pas aussi bien. La maladie s’avère tenace et l’associé de Marcel ne revient pas. Marcel fait quelques essais avec d’autres mécaniciens, mais les résultats ne le satisfont pas. Il ne s’entête pas et ferme le garage dont le matériel est amorti depuis longtemps.
Le terrain de Poé est grand. Suffisamment pour construire un espace de vente… Ce sera une quincaillerie en pointe sur les pièces détachées de véhicules utilitaires japonais et de moteurs hors-bord. Evidemment, bien géré, le créneau est porteur et le magasin s’agrandit bientôt, devient une supérette, nouvelle dénomination du «magasin général» d’antan.
Les années passent toujours aussi vite. Marcel n’en perd pas pour autant sa solide santé et son esprit d’entreprise. Incidemment il apprend que la fameuse grand-mère Colombani/Marcantoni, outre les terrains de Huanine, était propriétaire d’un hôtel à Papeete et de 300 hectares sur la commune de Papéari sur la côte sud de l’île de Tahiti, «mis en valeur» avant d’être récupérés, là encore, par le gouvernement polynésien… Il est temps que Marcel s’occupe plus sérieusement de tout ça. On est en 2018. Un de ses bons copains à Rangiroa s’appelle Claude. Il est chinois et les habitants du village d’Avaturu, l’appellent couramment Bruce Lee pour une raison inconnue. Marcel propose à Claude la gérance de sa superette. Certes l’appellation du commerce a changé au fil des ans, mais pas les qualités requises. Il n’y a qu’un chinois pour bien gérer un «magasin général» en Polynésie… Les polynésiens quant à eux, bouffant allègrement leurs stocks en famille !
Bref, cette fois la paisible retraite au bord du lagon avec Poé est enfin en vue ! C’est Lili la blonde, écrivaine publique à ses heures perdues, qui mène l’action devant le tribunal administratif de Papeete concernant les terrains de Huanine. De ce côté, c’est pratiquement acquis ; une question de semaines. Pour le reste Marcel le fera les pieds dans l’eau du lagon. Comme il le dit volontiers : à son âge, rien ne presse !
Fin de l’épisode