C'est dans le couloir du dispensaire d'Iva Hoa que le patron a rencontré Justin....
Justin est né en 1919 à Saint Denis de la Réunion. Il connaît donc les usages mieux que le premier branleur venu... Les hasards du petit matin avaient fait assoir Justin et la relativement jeune personne qui l'accompagnait à côté de mon capitaine. Il était très tôt en effet, prise de sang oblige. A peine assis, Justin a posé à mon capitaine la question rituelle : " T'es là pour quoi ? " Rituelle en tous cas pour ceux qui n'ont pas su éviter la case prison... Comme mon capitaine, mais aussi comme Justin ...
Justin a en effet été condamné en 1967 à trente ans de travaux forcés pour actes de piraterie aggravé du meurtre du commandant Joshua Erwinn.
Le commandant Erwinn, autant que le navire piraté étaient américains. Pourtant la sentence a été prononcée par un juge français, celui de Nuku Hiva, la capitale de l'archipel des Marquises. Cette apparente anomalie tient au fait que la France a refusé l'extradition de son ressortissant pour diverses raisons...
la première étant que le cargo en question naviguait sous pavillon libérien, comme la plupart des " liberty ship " rachetés après la guerre par des armateurs texans et grecs ; ce qui compliquait singulièrement l'affaire du strict point de vue du droit maritime international. La seconde était que ce navire transportait des armes dont ni la provenance ni la destination n'était clairement établies...
N'empêche, Justin avait bel et bien pris possession du navire dont il était bosco, fédéré l'équipage philippin en lui faisant miroiter les bénéfices conséquents à soutirer de l'opération et largement contribué à la perte sèche mais nécessaire du commandant Joshua Erwinn. Il fut donc logiquement condamné par le tribunal français.
Depuis ses 18 ans Justin naviguait entre l'océan indien, la mer de Chine et celle du Japon. Il avait donc en main, comme tout marin de commerce avisé, un réseau de contact propre à conduire la panoplie de menus trafics aptes à arrondir sa solde ; pratique parfaitement admise du novice au commandant chez les marins au long cours. Il était en outre averti que le sud de la mer de Chine était le marché idéal pour revendre rapidement une cargaison d'armes. L'affaire fut conclue à Manille en avril 1965... cargaison vendue au plus offrant, navire prudemment abandonné sur un mouillage forain aux abords d'un site de démolition... Mais il y avait eu trop d'intervenants dans l'affaire, trop de monde dans la boucle, si vous préférez. Les services américains solidement installés dans la région n'eurent aucun mal à remonter la piste des complices philippins de Justin, puis à venir débusquer ce dernier dans la retraite qu'il s'était choisi, Nuku Hiva...
Mais bien sûr les amerloques n'avait pas autorité dans cet archipel français et c'est bien la gendarmerie nationale qui vint cueillir le pirate dans son repère.
L'arrêt définitif fut rendu deux ans plus tard à Taiohae, la capitale de l'archipel. Mais le lieu d'exécution de la peine de travaux forcés choisi par l'administration pénitentiaire fut Iva Hoa, une île du sud de l'archipel. Le bagne était au fond de la baie des traîtres à distance raisonnable du bourg qui abrite aujourd'hui le dispensaire.
L'endroit s'appelle Atuona. Côté forçats, ils n'étaient que deux, Justin et Taote ; côté mâtons, deux également. Le gardien chef et le chef de centre.
Taote était récidiviste et en tant que tel, il purgeait pour sa part une peine de quinze ans de travaux forcés. Il n'avait pris que trois ans pour inceste sur la personne de sa sœur qui prétendait de plus avoir été violée... Mais il avait remis ça dix sept ans plus tard sur la personne de sa fille cadette et cette fois le juge avait eu la main lourde...
C'était en tous cas l'avis du chef maton et de son acolyte. La victime ayant moins de quinze ans, la qualification de viol avait été retenue par le juge, mais pas celle de viol avec violence puisque la fillette ne s'était plainte de rien de tel...
Bon, tout ça pour les deux fonctionnaires qui en avaient vu bien d'autres, c'était des histoires de "popas". L'inceste autant que le cannibalisme étaient après tout de vieux rites marquisiens, certes démodés, mais de là à infliger des peines aussi lourdes à des dizaines de milliers de kilomètres du cénacle où les "popas" avaient cru bon d'édicter leurs lois pour le reste du monde... Bon, après, le fait d'être fonctionnaires français à vie présentait pour ces braves exécutants suffisamment d'avantages pour qu'ils acceptent dans l'intervalle de considérer les choses du point de vue "très chrétien" qui sous-tendaient lesdites lois ! À leur sens ils se devaient néanmoins de traiter leur pensionnaire avec plus d'égards qu'ils n'en auraient dispensés à un vulgaire assassin ! Justin n'avait eu pour sa part aucun mal à les persuader que le meurtre du capitaine Joshua Erwinn était le fait de la meute de Philippins sanguinaires avec lesquels il avait été associé bien malgré lui. Les deux cadres de l'administration pénitentiaire française traitaient donc leur deux pensionnaires avec la même humanité teintée d'indulgence... Et l'humanité commençait par la pétanque quotidienne. c'est le lent glissement du soleil dernière le mont Temetiu, quasiment à heure fixe, qui déclenchait les hostilités...
"Locaux" contre "visiteurs" ou chassé croisé pour éviter d'associer deux pratiques avertis du terrain, encore que cet avantage initial finit par s'estomper au fil des années de pratique quotidienne.
La partie durait jusqu'au repas du soir qu'on finit par prendre en commun, puisqu'autant la cuisinière était commune. Elle s'appelait Hatia et n'était pour sa part pas fonctionnaire de l'administration pénitentiaire, mais simplement défrayée par le chef sur le budget de fonctionnement du centre.
Justin et Taote donnaient volontiers la main à Hatia dans ses tâches journalières et, de fil en aiguille, malgré leur différence d'âge significative, Hatia et Justin se plurent. A tel point qu'il fut bientôt question de mariage... Hatia était Sanito. Le curé du bourg n'eut donc pas à approcher son nez frileux de l'affaire... Le chef de centre se proposa comme témoin de sa cuisinière, le gardien chef assura la contrepartie et puisqu'il fallait un garçon d'honneur, ce fut Taote !
Taote qui par ailleurs approchait de la quille quand Justin en était encore à près de six ans. Le mariage avec Hatia impressionna sans doute favorablement le juge d'application des peines, puisque quelques mois seulement après le retour de Taote à la vie civile, Justin bénéficia à son tour d'une remise de peine. Libération pour bonne conduite concernant un pirate avéré convaincu de crime de sang, c'était pittoresque. Mais pittoresque, l'archipel des Marquises l'est à plus d'un titre...
Les tout jeunes époux se retirèrent dans le village de Taipivai qui domine la baie du contrôleur dans l'est de l'île et dont Hatia était originaire et y vécurent heureux. Cela fait donc aujourd'hui presque trente ans.
C'était donc bien Hatia qui était au côté de Justin ce matin-là dans le couloir du dispensaire d'Hiva Hoa, et non sa fille comme se l'était d'abord imaginé le patron. Hatia ne parlait pas, elle veillait en attendant distraitement la réponse du patron à la question de son Justin...
- T'es là pour quoi ? venait donc de lancer ce dernier.
- bah... En fait c'est ma femme qui m'envoie, elle veut s'assurer que le moteur tourne rond !
- Tiens, tout comme moi ! avait rigolé Justin. Comme si l'on pouvait encore tomber malade à nos âges !