Arline (prononcer Aaaaaaline à la créole), elle s'appelait, la secrétaire des chantiers Taylor & Smith ! Elle faisait un peu genre première de la classe à mon goût, mais Cap'tain Philip avait pas l'air de cet avis... Pas besoin que j'vous fasse un dessin, j’imagine ? N'empêche, elle les a très bien reçus Cap'tain Philip et ses acolytes ce matin-là. D'ailleurs, elle nous faciliterait la vie tout au long de mon long séjour sur le tarmac du chantier, Arline... Séjour qu'était d'ailleurs pas encore d'actualité car à quoi ça aurait servi de me tirer au sec si le fameux container n'était pas encore dans les parages ?
Au lieu de répondre n'importe quoi pour satisfaire le client et s'en débarrasser au plus vite, ce à quoi sont payées la plupart des secrétaires, elle a reconnu qu'il lui fallait la journée pour se renseigner et qu'il leur faudrait revenir ou téléphoner le lendemain matin.
C'est donc le lendemain midi qu'il est revenu à bord avec les infos, Cap'tain Philip. Moi, j'étais toujours au quai d'accueil, contre le bâtiment des douanes, mais pour eux, y'avait juste un petit passage souterrain à franchir qui débouchait directement sur le centre-ville et le grand marché. Sinon, pas beaucoup de collègues à l'horizon, deux ou trois accostés comme moi le long du quai d'accueil et une dizaine de l'autre côté du bassin dans une marina aux airs très chic.
« Sophie Delmas », qu'il s'appelait le porte-container qu'on attendait et son ETA Maurice, c'était le 10 novembre... Le patron d'Arline nous proposait de me sortir le 14 novembre, sachant qu'il fallait compter grosso modo une petite semaine pour le dédouanement, dépotage, transfert au chantier, etc.
On était le 29 octobre... ça nous laissait 15 jours pour faire les touristes a décrété le patron... et bien sûr, vu comme ça, c'était ok pour tout le monde !
Le soir même, j’étais mouillé à « rivière tombeau », quelques milles au nord, juste histoire de sortir du port et de s'retrouver au milieu des vacanciers en goguette...
Comme ça, on a fait le tour de l’île Maurice, à tous les cinq, tranquilles ! On changeait de mouillage tous les soirs, sauf à Grand Bay et à Maheboug où on a dû rester trois quatre jours chaque fois. Y’a que Cap'tain Philip qui connaissait déjà le coin. Surtout Mahebourg d’ailleurs et qui semblait même pressé d’y arriver. Alors que franchement quand on a fini par y arriver, puisque c’est justement de l’autre côté de l’île sur la côte au vent, c’était juste la galère pour arriver à me mouiller à moins d’1 mille de terre sans se foutre au sec ! Finalement le meilleur coin qu’on a trouvé après avoir pas mal tâtonné, c’était tellement loin qu’il devait encore prendre le bus pour gagner le centre-ville, mon équipage !
Mon humble avis, c’est qu’il avait eu une affaire là-bas, le pitaine… Et qu’il s’en vantait pas avec Géraldine qu’allait arriver d’un jour à l’autre… Enfin, je dis ça… J’en sais rien, en fait. Il me dit que c’qu’il veut bien me dire, mon capitaine. Les murs ont des oreilles… Même chez moi, sur Climax ! Non, c’est juste que je commence à le connaître le bonhomme, juste ça...
Donc des vraies vacances, quoi ! On faisait que d’la bronzette, moi, y compris ! On savait que le 14 ce serait le top départ et qu’il faudrait tous en mettre un sacré coup et du coup, justement, on bullait gentiment au soleil en bavassant comme des donzelles en bikini…
Le 13 au soir on a mouillé à Rivière Saint-Louis, à quelques encablures seulement du point où on avait passé la première nuit 15 jours plus tôt à attendre le matin pour demander à la VHF l’autorisation de rentrer. Et au matin du 14 on est allé directement se caler dans le bassin de grutage du chantier.
Voilà !
Dès que ma coque a été rincée au karcher par les gars du chantier, ils nous ont laissé la place… Et chacun s’est mis au boulot. Et croyez-moi, y’avait de quoi faire ! Alain le cuistot, est arrivé quelques jours plus tard, et Géraldine le lendemain.
Arline nous a informés dès que Sophie Delmas était arrivé à quai. Mais au lieu de durer une petite semaine, le dédouanement en a pris trois, complètes ! Chaque matin, la douane réclamait un nouveau papelard et mon capitaine fouinait dans ses classeurs à la recherche d’un truc qui aurait pu ressembler vaguement au document requis… Il courrait chez Arline qu’était un as pour bidouiller ça avec son ordinateur… et que j’t’arrange les dates, les totaux, désignations, adresses, jusqu’aux entêtes. Chaque matin au p’tit déj, chacun râlait pour la forme après ces tordus de fonctionnaires encore pire que les nôtres… Mais au fond chacun voyait bien tout ce qui lui restait encore à faire avant que je sois prêt, sans même parler du mât. L’ambiance était bonne, très bonne même, chacun avait son boulot, Alain avait entièrement pris en charge l’avitaillement et la cuisine. Les autres n’avaient à sortir du chantier que pour aller fouiner dans les quincailleries et les marchands d’outillages qui étaient heureusement juste à la sortie du port. Le seul bémol c’était la chaleur écrasante, réfléchie par le goudron du tarmac…
Du coup, dans la journée, chacun prenait sa pose à sa convenance quand il sentait le coup de pompe arriver… Il y avait plusieurs gargotes bon marché alentours, fréquentées par les ouvriers du port et les dockers. Le soir, par contre, ils se retrouvaient tous à Chinatown et la bière coulait à flot, j’imagine… Suffisait d’les entendre rentrer le soir pour en être tout à fait convaincu ! C’est vraiment des bons souvenirs ! Des très bons même ! En fait, j’avais un super équipage !
Un beau matin, enfin, Arline a averti Cap'tain Philip que c’était bon, que le container serait livré sur le chantier le lendemain matin… Jour « Off » du coup ! Cap'tain Philip et Géraldine sont partis en amoureux par le car jusqu’à Mahebourg que celui-là voulait absolument faire découvrir à celle-ci… Donc, amende honorable ! je me trompais peut-être tout à l’heure… Le lien mystérieux entre Mahebourg et mon capitaine était sans doute moins trivial que j’l’imaginais dans ma p’tite tête ! Va savoir avec celui-là…
Charles est parti chiner sur le marché, Franck et Giovanni se sont attablés sur une terrasse du port qui servait la bière mauricienne au tonneau et Alain a attaqué ses courses pour la semaine à venir, puisqu’il allait falloir assurer...
Voilà ! le lendemain on a ouvert le container en présence de la douane; qu’était enfin sur le point de nous foutre la paix et tout était là… pas de mauvaise surprise !
C’est une belle aventure de mâter soi-même son bateau… Franck et Cap'tain Philip y ont mis tout leur cœur et dix grosses journées. Giovanni a installé l’électronique qui était arrivée avec le mât. Charles s’est occupé des pieds de chandeliers, filières, balcons, plus tous les petits trucs que le patron rajoutait chaque matin à son programme…
Et c’est comme ça qu’un autre matin, Cap'tain Philip est allé voir Armando, le chef de chantier à son bureau pour lui réserver la grue pour l’après-midi... Mon mât était fin prêt, allongé sur cales le long de ma coque bâbord... Haubans, enrouleur, barres de flèche, losanges, guignol, drisses, messagers, câblage, girouette, feux… Fin prêt, vous dis-je !
Bien sûr, il est beaucoup plus long que moi mon mât ! Enfin que mes coques, je veux dire… Et quand il a commencé à s’arracher des cales pour pivoter et s’élever lentement dans les airs, tout le monde retenait son souffle, moi le premier ! Et puis, l’emplanture a commencé à redescendre doucement vers l’embase et ça s’est enquillé pile-poil… le grutier était un bon !
A partir de là, ça s’est activé de tous les côtés, chacun avait son poste… Y’avait plus qu’à tout bloquer, on ferait les réglages plus tard ! En 10 minutes c’était bâclé ! Cap'tain Philip a fait signe au grutier qui c’était ok, qu’il pouvait remballer et il avait presque l’air étonné le grutier que ce soit déjà class. Un moment plus tard, il nous a dit qu’on était des bons… Pour nous faire plaisir, bien sûr ! Le bon dans l’histoire c’était lui, bien sûr !
On avait attaqué tard dans l’après-midi et le soleil était pas loin de se coucher. On aurait pu, sans problème, tout laisser en plan et remettre les réglages au lendemain. Mais, à par moi qu’était resté zen tout du long, ils étaient tous tellement euphoriques, qu’ils ont attaqué les réglages dans la foulée ! C’est vrai aussi que, par ce cagnard, cette petite demie heure avant le coucher du soleil, c’est clairement le meilleur moment de la journée…
Quand la nuit est vraiment tombée, tout était fini… j’étais remâté… Prêt pour de nouvelles aventures !!! Et alors la fiesta, mes amis !!! Ça a commencé à bord… Ça a continué à China Town, tout juste si je les entendais pas d’ici, et rebelote au retour !!! Ils m’ont foutu de la bière partout, bon j’étais de la fête moi aussi ! Vraiment pas un jour à faire la grincheuse… D’ailleurs Géraldine a mis le holà bien avant que ça dégénère !