Ben voilà, j'ai fini par vous la raconter notre escale à Maurice ! Imaginez ! On en était à un mois et demi pile le jour du remâtage. Mon équipage m'a encore passé deux couches de sous-marine avant de me remettre à l'eau et le grand jour est arrivé très vite.
Notre prochaine étape était l'île de Rodrigues, plein Est une nouvelle fois ! Mais Cap'tain Philip avait déjà repéré un coup de mou dans les alizées en fin de semaine qu'il était pas question de louper... Géraldine a embarqué son petit frère par la peau du coup dans l'avion d'AIR MAD. C'est vrai qu'on était tous très tristes de le voir partir Charles, discret, toujours dispo, pas querelleur pour deux ronds, excellent compagnons au boulot comme à la foire, sans parler de ses talents multiples. Moi qu'avait eu le temps de le regarder travailler, j'aurais volontiers parlé de magie, le concernant, pourvu qu'on lui mette un morceau de bois noble entre les mains ! Triste pour lui surtout, qu'on était tous, vu que chacun savait pertinemment que sans Géraldine, l'histoire de la fille à élever aurait pas pesé lourd dans la balance...
Ben oui ! Faites pas cette tête-là ! Il aurait envoyé une grosse moitié de sa solde à Maman'Carla comme font tous les marins du monde depuis des siècles et voilà ! C'est pas ça qu'empêche la terre de tourner que je sache ? Et je dirais même que c'est dans l'ordre des choses ! Il faut de tout pour faire un monde, non ? Surtout un monde occupé au trois cinquièmes par l'océan... A commencer par des bateaux ! Et donc forcément des marins !
Bref, c'est la grande sœur qu'a eu le dernier mot... La famille, c'est sacré chez les malgaches. On n'était pas de taille...
Trois jours pile ! On a décollé du quai le matin du 16 décembre, en même temps que l'avion d'air mad décollait de Mahebourg, et à l'aube du 19, Rodrigues était sur l'horizon.
Cette escale à Rodrigues, ça m'a rappelé ma jeunesse aux petites Antilles. Rodrigues, c'est le pays créole de l'océan indien comme Grenade est celui des petites Antilles !
Si j'étais un touriste de base je dirais « On s'est régalés ! ». Mais bien sûr, c'était beaucoup mieux que ça ! Le port s'appelle Port Mathurin, rade assez étroite protégée par un large platier corallien. A tel point qu'il fallait qu'on en sorte à chaque fois, quand le petit cargo qui fait la navette avec Maurice manœuvrait pour entrer ou sortir.
On profitait de ces sorties pour essayer mes voiles toutes neuves, tirer un peu sur les écoutes prendre les ris, prendre des tours dans le génois, voir un peu ce que ça donnait quoi, pour faire les réglages qui s'imposaient une fois rentrés au port. Tant et si bien qu'ils m'ont pété une platine de winch, un des gros, sur lesquels ont borde le génois. Mais c'est en manœuvrant la drisse de grand-voile que c'est arrivé !
Bref, sans rentrer dans les détails, le fait est que Captain Philip a passé deux jours pleins, les mains dans la résine pour réparer ça. Bon, il se trouve qu'il reste assez positif sur ces coups-là, le vieux. Cette fois, il disait que c'était très bien que ça ait pété là, juste devant le port, parce que vu l'épaisseur de composite avaricieuse que le chantier avait mis sous cette platine ça aurait forcément pété un jour ou l'autre ! Et probablement dans un endroit où ça aurait posé de beaucoup plus gros problèmes... Par contre il l'avait mauvaise contre le voilier qu'avait oublié de coudre dans la grand-voile l’œillet de cunningham qu'il lui avait pourtant demandé. Et, d'après lui, c'est à cause de ça qu'on était obligé de forcer comme des bœufs sur la drisse et que ça avait pété; à cause de ça et des self-tailing (auto-coinceur) de ces énormes winch électriques « qui connaissaient pas leur force » on pourrait dire.
Du coup à partir de tout de suite, interdiction absolue de s'en servir de ces foutus coinceurs ! D'ailleurs il allait les démonter recta ! On était bien assez nombreux pour faire travailler ces winchs « à l'ancienne » un qui tourne et l'autre qui tire... Bon, heureusement, le lendemain matin, il a trouvé le magasin idoine qu'avait tous les produits dont il avait besoin pour travailler, ce qui était, à vrai dire, assez inespéré dans ce petit port ! Du coup, il s'est arrêté provisoirement de râler...
Pour sa défense, je dois reconnaître, qu'il râle assez rarement après son équipage ou même après moi, mon capitaine. Là, c'est le chantier d'abord et le voilier ensuite, qu'en avaient pris pour leur grade... l'un pour « l'idée débile de foutre des coinceurs sur ces winchs capables d'arracher la moitié du pont » (je cite), l'autre pour avoir omis de coudre un œillet de cunningham dans une voile à ce prix-là ! Tout ça, même si, sans vouloir jouer les balances, tout le monde n'était pas blanc comme neige à mon avis sur ce coup-là...
Alors y'a eu une autre connerie qu'aurait pu salement tourner vinaigre et qu'a heureusement tourné au gag ! Et celle-là, elle, mérite franchement d'être racontée !
Donc, pour une fois je commence par le début... mon capitaine avait très mal à la hanche. Ça avait commencé pendant les réparations à Maurice et ça empirait de jour en jour... V'là qu'il arrivait à peine à de lever et qu'y marchait en crabe... Le voilà donc parti pour l'hôpital ! Au retour, en fin d'après-midi, ça avait l'air d'aller beaucoup mieux. En tout cas, il marchait presque normalement et il avait même l'air euphorique ! En fait à l'hosto ils l'avaient bourré de calmants... La bonne grosse piquouse dans la fesse en attendant que les autres médicaments prescrits fassent effet à leur tour.
Sans le savoir, il était complètement « allumé » notre pitaine, et le premier truc qu'il a fait en arrivant à bord, c'est de noter dans le journal de bord « 16H30 – mouillé à Port Mathurin »... Alors que j'y étais depuis deux jours « mouillé à Port Mathurin ».... Manque de bol, une heure après les gars du port sont venus nous dire qu'il fallait qu'on libère le quai (le fameux quai où Alfred embarquera quelques jours plus tard, si vous vous rappelez !) car le bateau de Maurice arriverait le lendemain matin.
Suite à quoi, mon capitaine décide d'y aller maintenant au lieu de se lever aux aurores le lendemain.
Le temps qu'on se prépare, la nuit était tombée. Comme chaque fois qu'on s’apprête à décoller, le patron ouvre le cahier de bord pour noter l'heure du départ. Et c'est là que ça devient vraiment rigolo !
« Qui c'est qu'a marqué ça dans le cahier ?» qu'il demande en lisant la mention à peine sèche … « 16h30 mouillé à Port Mathurin ». Surpris, Franck, qui aurait été le seul à avoir pu porter quelque chose sur le cahier de bord, se penche par-dessus l'épaule du vieux...
« Mais c'est ton écriture de cochon, non ? » qu'il répond Franck. Je t'ai vu noter quelque chose quand tu es rentré de l'hosto tout à l'heure. Mon capitaine le regarde ébahi... « Tu crois ? ». Bon, c'était très clair qu'il fallait tout plier, là ! L'envoyer se reposer sur sa bannette et on verrait demain... Mais non, personne n'a vraiment pris la mesure du truc et on a largué les amarres dans la foulée... Sans feux, sans instruments de bord, sans rien, à la bonne franquette !!!
Une minute plus tard on était au sec sur le corail juste à gauche d'une bouée verte qu'on aurait justement du laisser à gauche...