Rodrigues c'était un peu le tremplin avant le grand saut... Fini les petites fenêtres météo taillées sur mesure pour les trois jours suivants ! Là, il allait falloir y'aller !!! Le gros du boulot avait été fait à Maurice. Là on était dans les réglages. A part ce méchant imprévu causé par ce winch tribord qu'avait poinçonné son support, c'était plutôt des histoires comme parfaire notre équipement pour la pêche, peaufiner nos listes d'avitaillement, se faire couper les tifs ou bétonner nos réserves de rhum, des trucs comme ça ! Rien à voir avec les journées marathons chez Taylor & Smith à Port Louis. On se retrouvait pour déjeuner dans une gargote à l'entrée du marché dont la patronne nous bichonnait autant qu'on faisait tourner sa boutique, on commandait des plats créoles aux noms enchanteurs du jour pour le lendemain sans trop parler du départ et l'affaire avait duré comme ça presque deux semaines …
C'est une forte dépression tropicale venue du Nord qui avait mis fin à cet Éden. Pas trop brusquement d'ailleurs, on l'avait regardé venir avec d'autant plus de flegme qu'elle se dirigeait clairement vers Maurice... On avait néanmoins affourché avec la grosse ancre de secours qui nous avait déjà bien servi pour me sortir du corail quelques nuits plus tôt dès que je m'étais retrouvé à flot après que Captain Philip m'ait foutu au sec en sifflotant, si vous vous rappelez ?
La dépression s'était effectivement stabilisée dans l'Est de Maurice, en face de Mahebourg où on avait flemmardé quelques jours par beau temps trois semaines plus tôt. Elle venait de passer au stade de cyclone tropical. J'imaginais le spectacle dans cette la baie de Mahebourg grande ouverte à l'Est ! Vu qu'ici, à près de 300 milles dans l'est, le vent soufflait encore à 30 nœuds et qu'on dansait déjà pas mal sur le méchant clapot qu'il soulevait malgré l'abri du large platier.
Évidemment Cap'tain Philip et le second restaient un bon moment penchés sur les fichiers météo quand ils tombaient toutes les 12 heures via l'iridium. Au soir du 29 décembre on dansait toujours autant, mais y'avait pas de soucis, on tenait bien sur nos deux ancres. On avait reçu les fichiers G.R.I.B depuis une bonne heure quand le patron a dit: « Faut qu'on parte demain ! »
C'est vrai qu'on avait tous déjà plus ou moins acté le fait qu'on allait réveillonner à Port Mathurin... Mais bon, pourquoi pas ? On réveillonnerait en mer et voilà !
Giovanni, lui, avait changé de couleur: « mais on est en pleine saison cyclonique ! Et en plus y'a un cyclone ! On peut pas partir maintenant, etc. »
Cap'tain Philip l'a écouté sans l'interrompre avant de remplir le verre de Giovanni et le sien. Il a essayé de lui expliquer le truc...
Ce qui était dangereux de l'avis du patron, c'était de rester là... D'ici quelques heures la dépression allait repartir quelque part entre le Sud-Sud-Est et l' Est-Sud-Est. Et si elle choisissait l'Est-Sud-Est, ça affecterait fortement Rodrigues. Ce serait trop tard pour sortir et on finirait quelque part sur le platier, complètement déglingués...
Si au contraire, on partait maintenant, il suffirait de garder une route parallèle à celle de la dépression qui n'irait guère plus vite que nous, en gardant nos distances donc, et on aurait tout du long à peu près le même vent qu'on avait pour l'instant, secteur nord 25 à 30 nœuds. Le cap serait donc quelque chose entre l'Est-Sud-Est et le Sud-Sud-Est, autant dire inespéré à cette saison.
L'autre chose qu'il lui demandait de bien comprendre à Giovanni, mon capitaine, c'était que la saison cyclonique elle concernait essentiellement la zone tropicale et que la zone tropicale, à ce train-là, on en serait sortis en moins de 2 jours. Sortis de cette zone, les cyclones prenaient une trajectoire à peu près rectiligne voisine du Sud-Est et se « dégonflait » rapidement, ça ne posait plus de problème.
Giovanni n'a plus rien dit mais chacun voyait bien qu'il n'était pas convaincu... Et là-dessus, tout le monde est parti se coucher...
Le lendemain, il avait retrouvé le sourire Giovanni ! On l'a tous immédiatement remarqué... Malheureusement c'était pour nous dire qu'il débarquait... Qu'il trouvait ça trop dangereux et que ça lui foutait la trouille. Il l'a dit très franchement et Captain Philip lui a dit qu'il appréciait son honnêteté et que dans ces conditions-là, il avait raison de débarquer.
Mon Capitaine, de son côté, n'avait pas changé d'avis pendant la nuit, on partirait le plus tôt possible dans l'après-midi, dès qu'on aurait la clearance.
Évidemment la décision de Giovanni compliquait un peu les choses. Pour nous donner le feu vert, l'immigration exigerait forcément que Giovanni ait un billet d'avion pour sortir de Maurice, une chambre d'hôtel réservée et les moyens de subvenir à ses besoins jusqu'à sa date de départ... Elle lui délivrerait alors un visa de la durée correspondante pour qu'il puisse débarquer régulièrement, et que nous puissions, de notre côté, quitter le pays, tout aussi régulièrement...
La première visite de la journée avait donc été pour l'immigration, histoire de se faire confirmer tout ça... La seconde pour Air Mauritius ! On était vendredi et c'était une autre raison pour partir le jour même, sinon le départ serait reporté à lundi.
Au bureau de l'immigration, le patron s'était entendu répondre qu'en cette veille de week-end, le dernier délai pour pouvoir faire signer la clearance par la douane, les autorités du port et bien sûr eux-mêmes était 15H00.
Il restait donc 6 heures à Giovanni et au patron pour démerder l'histoire... Les autres avaient juste à se pointer à 15H00 à l'entrée du port avec leur passeport et une chemise propre...