Vous avez tous deviné, je parie ? Y’avait de l’eau dans la sout avant... Voire pas mal d’eau dans cette soute ! Peut-être même une voie d’eau ?
Non, c’était encore plus impressionnant… La soute en question était remplie de flotte à ras du capot ! Vraiment à ras ! Complètement noyée ! C’était même plus la peine de refermer le capot… Elle pouvait pas se remplir plus… Et le vieux l’a pas refermé, il est revenu en vitesse vers l’arrière comme si son poids risquait d’être la goutte de trop…
- Faut empanner pour soulager la coque bâbord, tout de suite ! On réfléchira après…
Les deux autres étaient dans le cockpit et ça s’est fait très vite. D’abord rouler complètement Gégène, ensuite empanner la grand-voile à la volée. Y’avait encore 25 nœuds de vent et même avec 2 ris, ça file encore un sacré coup d’trique quand la bôme passe…
Sur l’autre bord, ils m’ont calé au grand largue et de fait je passais déjà beaucoup mieux. Y’avait une tonne d’eau dans cette foutue soute… au bas mot ! Restait à trouver le meilleur moyen de me sortir de là sans s’affoler, essayer de pas voir le truc en noir… Le temps s’y prêtait. Le ciel était clair, le soleil chauffait déjà un peu, la mer était bien retombée et on l’avait derrière et surtout l’architecte s’était pas planté dans ses calculs ! Ma soute avant est un compartiment étanche, et même remplie de flotte à ras la gueule, je flottais encore… Restait à comprendre comment elle s’était remplie !
Le vieux avait trouvé une des deux poignées de fermeture desserrée. Elle avait cédée sous la pression mille fois répétée des plongeons sous les vagues. L’autre, qui s’ouvrait en sens inverse avait tenu bon…
Franck pensait que c’était ça, que même goutte à goutte, sur trente heures et même plus maintenant puisqu’une autre nuit était passée, ça avait fini par se remplir. Mon capitaine était sceptique, il avait l’air de penser qu’il y avait autre chose… On allait bien voir en commençant à vider… si ça se vidait ! Pour se faire, y’avait pas trente-six solutions… Le compartiment n’avait pas de pompe et le tuyau de la grosse pompe à main fixée sur l’arrière n’était pas assez long… Il fallait un petit seau de dix litres et beaucoup d’huile de coude…
Le loch donnait aussi la température de l’eau de mer… 17°. C’est Franck qui s’y est collé.
Il a commencé en plongeant le seau depuis le pont et dès que le niveau est descendu un peu, encouragé par le fait que ça ne se remplissait pas au fur et à mesure, il s’est foutu à poil pour descendre dans la soute. On se relayait avec Alain pour attraper le seau plein, le vider à la mer et le renvoyer à Franck. Ça permettait de garder toujours quelqu’un dans le cockpit pour veiller à ce qu’il n’arrive pas une autre merde…. Franck a tenu bon. Trois heures ! Les trois mêmes mouvements, plonger le seau, tirer par l’anse, tendre le bout à celui d’en haut… Récupérer le seau, plonger, tirer, tendre… Deux cents fois et des brouettes sans la moindre pose… Il avait pris le rythme, voulait pas qu’on le remplace…
Quand Franck n’a plus eu que les pieds dans l’eau, ils ont décidé de s’arrêter là. De toute façon fallait tout sortir de là avant d’aller plus loin…
Mon capitaine avait préparé un thé bien chaud et sorti une serviette éponge miraculeusement sèche d’on ne sait où. Mes gars étaient ragaillardis, se tapaient dans le dos en gueulant comme des ânes… C’était pas encore pour cette fois… !
Je vous passe le reste de la journée à sortir de la soute tout le bordel qui avait baigné deux jours entiers dans la flotte, et à le laisser s’égoutter tant bien que mal dans le cockpit...
Heureusement dans la pointe bâbord, il n’y avait quasiment que le foc 2, le spi, des sacs à voile vides et des bouts. Le reste était bon à jeter, mais c’était des bricoles.
Quand la soute a été enfin vide, mon capitaine, qu’était toujours pas convaincu par le coup du capot mal fermé, est allé faire un tour dedans avec la grosse torche. Il y est resté un bon moment avant de repérer des gouttes qui suintaient encore, tout à fait à la pointe sous la ferrure où était frappée la poulie de rappel de la drosse d’enrouleur. Il a demandé aux autres de balancer des seaux d’eau par-dessus puisqu’avec la mer qui avait bien molli et à cette allure les étraves ne plongeaient plus.
Là, y’a plus eu de doute ! Ça rentrait comme un brave jet de pisse ! Il y avait quatre trous sous cette ferrure tenue pas seulement trois boulons… Le gars qui l’avait montée jadis s’était pas fait chier à reboucher le trou qu’il avait fait en trop et avait remonté tout ça au silicone dans la foulée…. Sauf qu’à force de tirer à hue et à dia sur la poulie, la ferrure avait pris du jeu et quand l’étrave passait sous l’eau, c’était un gros bol de flotte qui rentrait à chaque fois…
Sûr que la poignée desserrée avait rien arrangé, mais il avait fallu démonter la ferrure séance tenante pour boucher ce foutu trou du cul avec un bout de pinoche avant de remonter le tout au silicone en attendant la prochaine escale. On avait donc dû se passer de Gégène qui était resté roulé pour la journée.
A chaque jour suffit sa peine, et c’est donc seulement le lendemain matin que Franck et mon capitaine ont concocté une petite pompe de cale « baladeuse » sur la base d’un vide douche de rechange, et de deux fils munies de petites pinces crocos en vue de la brancher sur l’éclairage de l’une ou l’autre de mes soutes. Comme ça, ils ont encore sorti 250 litres de la soute avant bâbord et pour faire bon poids 150 litres de celle de tribord….
On était sur les rails des quarantièmes maintenant, on filait 7 nœuds au largue très régulièrement soit quasiment 170’ entre chaque point de midi. On aurait pu faire largement mieux sans forcer beaucoup, mais on avait besoin de souffler un peu, vous voyez ?
Le lendemain, 13 janvier, le point de Midi nous donnait 42° sud / 90°30’ Est, et 177’ depuis le point de midi du 12, soit 7,38 nœuds. Plus besoin de descendre au sud, on était pile dans le courant d’ouest, plein vent arrière. Du coup, on a rentré la grand-voile et sorti le foc 2 pour l’établir en ciseau. C’était smart mais ça demandait pas mal d’attention de faire bien porter les deux focs, du coup on rentrait le petit la nuit.
J’ai filé comme ça, droit sur Hobart, 7 nœuds le jour et six la nuit, avec la mer pile sur l’arrière et 18 à 25 nœuds d’un vent d’ouest très régulier. Les météos se succédaient avec toujours du grand beau d’ouest devant nous. Le 16 janvier on a passé le centième méridien Est et le 19 le 110ème…
Bon, y’avait quand même toujours deux à trois mètres de creux, et avec la mer pile sur l’arrière, je faisais encore de jolies cabrioles ! C’est comme ça qu’Alain s’est fait une vilaine blessure quand la porte du carré s’est refermée dans un coup de roulis avec son pouce coincé dedans. En plus il avait l‘autre main encore bien infectée à la suite des coups de bec qu’un albatros lui avait assenés pendant qu’il libérait l’oiseau d’une de nos lignes de pêche où il s’était pris. Mon capitaine lui était toujours à boitiller méchant avec sa hanche coincée et Franck souffrait de douleurs articulaires aigus aux deux genoux et avait du coup du mal à se reposer entre ses quarts… Il aurait plus manqué que je fasse une vieille bronchite !!!
C’est justement le 19, comme on venait de croiser le 110ième méridien par 42°30’ sud que la météo s’est assombrie devant nous… Si on continuait vers Hobart dans le courant d’ouest, d’ici deux ou trois jours on se retrouverait dans du gros baston… Franck et mon capitaine sont restés penchés longtemps sur les fichiers GRIB qu’on avait reçus le matin à calculer des routes sans rien décider.
Ils attendaient les fichiers qui allaient tomber dans la soirée…
Entre temps Captain Philip a reçu un mail de sa fille, Ratédé que je connais bien. Elle appelle toujours son vieux, «le père » en rigolant dans ses messages. Mais là, non… j’ai vu que ça commençait par « Philip, je te parle sérieusement, là…. » . J’ai pas pu lire la suite mais c’était clair que ça chauffait ! D’ailleurs, Cap'tain Philip est resté pensif un bon moment…
Les fichiers du soir sont arrivés. Ils s’y sont remis tous les deux. Ils travaillent toujours séparément et pas de la même façon, le vieux plutôt à l’ancienne en cherchant lui-même ses routes avec sa règle et son compas, Franck en se basant davantage sur les applications de routage proposé par les différents modèles. Du coup quand ils arrivent aux mêmes conclusions, c’est quelque part plutôt rassurant pour moi….
Et là justement c’était le cas ! En remontant au 060° vers le cap Leuwen on se faufilait entre deux systèmes avec du portant presque tout du long et juste une demie à une journée de calme entre les deux où ils faudrait peut-être pousser avec un moteur. On aurait pas mal de zef en atterrissant sur la côte australienne, mais toujours portant et surtout on évitait le gros baston qu’il y aurait déjà plus au sud… Mais fallait se décider tout de suite…