Nous voilà donc à remonter doucement la rivière de Port Macquaries en nous faufilant entre les voiliers sur coffre. Dans le coin, les entrées de rivière sont souvent étroites, mais derrière ça s'élargit, ça débouche même quelquefois sur de grandes lagunes où on a toute la place qu'on veut pour mouiller mon ancre par 3 ou 4 mètres de fond. Malheureusement pour mon capitaine, à la clef, il y a les moustiques … Moi, je ne suis pas concerné... encore qu'ils salissent, ces petites bestioles, et font tache sur la table du carré quand mon capitaine les y écrase d'une paume rageuse...

Bref là, à port Macquaries, ce n'est pas le cas. La rivière reste étroite et les voiliers s'alignent sur leur coffre au gré du courant de marée. Pas question de mouiller … on irait engager mon ancre dans les grosses chaines qui relient les gueuses en béton alignées au fond et de toute façon on irait cogner de tous les côtés les autres voiliers au moment de la renverse ! Et les coffres … même si il en y a une centaine au bas mot, eh bien, ils sont tous pris !

Tous, non …. Tout au fond, au-delà du yacht club, là où justement la rivière commence à s'élargir, il y en a deux libres. Mais on devine bien, à la couleur de l'eau, que s’ils sont restés libres, ces deux-là, c'est qu'il n'y a plus beaucoup d'eau dessous.... Vu qu’on n’a pas le choix, on va aller voir... tout doucement, bien sûr... genre caméléon, une patte prudente après l'autre ! D'ailleurs mon capitaine démarre mon second moteur... toujours l'histoire de l'arrêt d'urgence / demi-tour express, au cas où ...

Nous y voilà. Bien sûr on a surveillé le sondeur pire que du lait sur le feu, et là, les étraves juste au-dessus du premier coffre, il reste 1,60m …. La table des marées dit qu'on est quasiment à marée basse, Ok, mais je tire quand même 1, 30m.... ça fait juste... très très juste même, si on ajoute le pied de pilote !  Vous savez de quoi, je parle, là. Vous n'êtes quand même pas ignares des choses de la mer au point d'ignorer ce qu'est le « pied de pilote » ?

Bon, de toute façon, je l'ai dit , on n'a guère le choix... et puis le fond , c'est de la vase... y frotter légèrement mes quilles ne serait pas un drame non plus, dans ce plan d'eau parfaitement calme...

Bon, mon capitaine a passé un bout sur le coffre et attend que je m'aligne dans le lit du courant pour couper les moulins.

Je m'aligne donc....

Et voilà que ça lui convient pas ! J'te jure, des fois, faut s'le faire !!!

Il trouve qu'on s'approche trop du banc de sable qui émerge juste derrière nous … C'est pas faux non plus, remarquez...

Nous voilà donc repartis à prendre l'autre coffre 25m plus haut, à tout casser....

Re-moteur, re-gaffage, re-bout à passer dans la boucle, re-capelage sur mon gros taquet de proue...

ça y est … Je m'aligne... C'est vrai que c'est mieux... Bah, il peut pas avoir tort tout le temps non plus, le vieux...

Bon, mes deux moulins sont coupés, mon ancre ressaisie puisqu'on s'en servira pas, la plage avant claire (enfin, à peu près...), c'est l'heure du petit café de Cap’tain Philip !

Avec toutes ces manœuvres, le soleil est près de se coucher derrière le fameux yacht club … À cette heure-là, on viendra plus nous dire que le coffre est réservé ou qu'il faut passer payer la nuit au bureau... ça attendra demain matin ! Eh là, on verra bien... on fera les cons au besoin, les attardés pas du tout au jus, comme on sait très bien faire dans ces cas-là....

Donc mon capitaine fait son petit mic-mac habituel... la vieille kettle cabossée, le zinga bleu, l'entonnoir rouge , le filtre papier , les trois cuillères du précieux café moulu, le tout bien calé au fond de l'évier pour pas que ça voltige au premier coup de tangage.... l'habitude, évidemment, puisqu'à l'instant on est plus au calme que sur un lac !

L'affaire faite, il s'installe tranquillement sur la table du cockpit pour siroter son œuvre... Il est arrivé dans des circonstances tout aussi propices qu'il se relève fissa pour balancer le tout à la mer par-dessus le bossoir en gueulant… « Merde, je m'suis encore gouré de robinet ». Vous avez tous pigé… Il a fait son café à l'eau de mer !!! Forcément je me marre, discret quand même.

Mais là, non. Tout baigne. C'est vrai que c'est vachement agréable  ce petit moment de détente, j'en profite aussi … Quand tout est ok, que la lumière est magnifique, que les oiseaux tourniquent par dizaines au-dessus en piaillant « alors, les gars, comment ça s'est passé cette traversée ? Vous venez de loin ? » Et qu'en plus, on a une bonne nuit franche devant nous !

Cap'tain Philip, tout en sirotant, le voilà qui jette déjà un œil sur la météo du lendemain... m'est idée qu'on va pas faire de vieux os ici....

Ça lui arrive des fois au vieux, ça, quand l'endroit lui plait qu'à moitié, « qu'est-ce que j'irais foutre à terre ? » qu'il me dit... et de commencer à se préparer un bon gueuleton avant de se coucher avec un bouquin en vue du départ au levant le lendemain pour continuer à remonter tranquillement vers le tropique avant que l'hiver n'arrive …

Bien sûr comme tous les soirs, il profite que son petit bazar est connecté pour jeter un œil sur sa boite mail.... Et là, tout juste si il renverse pas sa tasse.... « Merde, c'est David ! Il demande où on est et si on n'a pas dépassé Laurieton ! »

Bon, du calme, je vous explique.... David, c'est le gars qui nous a fait le petit crobar pour l'entrée de la rivière quand on l'a croisé à Portland dans l'état de Victoria. Autant dire y'a un siècle, puisqu'entre-temps on est allés en Tasmanie avant de revenir vers la nouvelle Galles du sud. Il convoyait un bateau construit dans le même chantier que moi, à Aigrefeuilles, en Charentes maritimes. Pas une grande sœur cette fois, une petite cousine, modèle plus récent, "Bahia", mais sans le charme qui nous caractérise, mes frères et sœurs et moi... Attention, je ne fais que répéter ce que j'ai entendu dire, de-ci, de-là, sur les pontons … vous pensez bien que j'irai pas balancer un truc pareil de mon propre chef ! Je suis pas de « Hyères les palmiers », moi !

David et son Bahia étaient, amarrés sur le même ponton flottant que nous à Portland et devaient repartir dans la nuit. Du coup Cap’tain Philip l'avait invité à dîner à ma table. Faut dire qu'à l'époque j'avais un cuisinier, un vrai, qu'assurait bien ce genre de coup au pied levé. Rien à voir avec mon capitaine qui tambouillote à la malgache sur le plus petit feu de la Venus (c'est le nom de ma gazinière).

Bref, une sacrée nouba qu'on avait dansé avec le David. Mon second, Franck était encore là aussi, mais celui qu'avait la meilleure descente, c'était sans conteste David ! À la fin, déjà qu'on était très moyen en « australien » tous les trois, on comprenait plus grand chose à ses histoires, au David, mais il nous avait fait plein de petits crobars pour les entrées de port où il nous conseillait de relâcher , si on avait le temps.

Voilà mon capitaine en train de bien essuyer ses lunettes avant de pianoter dans tous les sens sur mon traceur... « On est passé devant hier midi en doublant Taking POINT " qu'y m'dit.... «heureusement qu'on a eu son mail ce soir » Qu'y m'redit avant de repiquer péniblement dans sa tablette ( je rigole avec ça parce qu'il sait à peine s'en servir, le vieux, de sa fameuse tablette.... mais faites comme si j'avais rien dit...)

Bon, assez abscons en l'occurrence, mon capitaine, vous me direz… Certes. Avec lui, faut quelquefois interpréter … plutôt que d'attendre la suite qui ne vient souvent que deux heures après, quand ce n'est pas le lendemain !

Donc là, faut comprendre « demain matin on tourne la perche, on repart au sud vers Taking point jusqu'à Laurieton »