- Et là-bas quatre quarts bâbord, regarde ! Un bateau !
Cap'tain Philip sort ses jumelles…
- pêche au gros…
Oui c’est vrai qu’on n’est plus qu’à cinq milles de la côte de Moréa et douze de celle de Tahiti… n’empêche ! C’est le premier rafiot qu'on aperçoit depuis qu'on est partis de l’île des pins. Autrement dit depuis un mois pile ! C’était le 6 décembre au matin et on est le 6 janvier. Enfin, heure bord parce qu’à Papeete, où on sera mouillé dans deux petites heures, on est toujours le 5 au matin, rapport à la ligne de changement de date qu’on a passé y’a belle lurette !
2418 milles ! A vol d'oiseau, s'entend… Parce qu'avec tous les zigzag dus aux caprices d’Eole, on en a bien fait 1000 de plus, au bas mot !
Bon, C’est du direct ! Croyez pas que je fais pas mon petit papier tranquillement installé au bistro ! Non, on est juste là , entre Moréa et Tahiti à moins de dix mille maintenant du port de Papeete…
Les deux derniers jours ont été durs, je suis MORT ! le patron aussi, d’ailleurs… L’Alizée, c’est bien joli quand on l’a au cul, mais là ça fait cinq jours qu’on le remonte, figurez-vous ! Depuis la fin des vacances comme je plaisantais innocemment dans le dernier épisode… Je croyais pas si bien dire, en fait !!!
Jusqu’à l’île Rurutu, ça allait à peu près… Le vent d’Alizée, lui, comme d’hab… je te monte, je te descends, je t’adonne, je te refuse… oh, juste un poil remarquez… 5 ou 6 nœuds dans un sens, puis dans l’autre, 10 ou 15 degré d’un bord puis de l’autre, rien de méchant, non, juste histoire de te casser les burnes en fait, juste histoire de te faire ranger ton bouquin dont t’as même pas le temps de lire trois lignes à chaque fois … et puis, de temps en temps, un grain violent derrière les oreilles, la nuit de préférence….
Mais là, après cette magnifique fin d’après-midi à longer l’île de Rurutu à un petit mille de distance, la danse a commencé… La nuit à peine tombée, un grain furax nous a emmenés au moins cinq mille dans l’ouest en moins d’une demi-heure… et en fait ça n’a plus arrêté… une ligne de grain après l’autre ! Le jour comme la nuit !!! Sauf que le jour, on les repère de loin, les grains, et le plus souvent on arrive à se faufiler … pas toujours d’ailleurs, mais au moins on a le temps de se préparer… La nuit, c’est le « coin du bois »…. Ça se met à siffler tout d’un coup en même temps que l’anémomètre monte brusquement de dix nœuds…. T’as 30 secondes pour réagir, sinon y’a quelque chose qui pète à tous les coups ! Et dans ce laps de temps, t’as pas d’autre parade que de te mettre en fuite… et fissa ! Les trente secondes d’après le vent peut grimper à trente nœuds, voire plus… et changer de direction sans prévenir pendant que ça rince à tout va ! Bref, ça fait des nuits longues, des fois très longues… !
La dernière en particulier… A la nuit tombante, l’Alizée était bien établi à vingt nœuds à L’ENE depuis la veille et les lignes de grains avaient défilé toute la journée… pas de raison que ça cesse comme par miracle avec la nuit ! Bien sûr on n’était plus très loin du but, une centaine de milles à la louche, mais il allait bien falloir qu’on affale le foc un jour où l’autre… Je sais pas si vous vous en rappelez de ce foc2 en guindant libre que le patron avait eu un mal de chien à établir après que la drisse de gégène ait pété sans prévenir ? Et bien tout ce temps, pas moins de mille deux cents milles donc, il était resté fidèle au poste, le gars, tantôt sur un bord, tantôt sur l’autre. Pourtant il allait bien falloir l’affaler un jour… et là avec vingt nœuds de vent, il allait nous faire la même java que l’autre fois, pire peut-être… Pour faire bon poids, dans un de ces mauvais grains à répétition, la réparation que le patron avait fait sur le vit de mulet venait de céder… bon, elle avait quand même tenu mille milles cette réparation de fortune, mais là, la bôme s’est mise à pendouiller de nouveau au pied du mât… Le vieux est vite allé la saisir bien serrée contre sur un des winches de pied de mât pour pas qu’elle aille défoncer autre chose… On avait deux ris à ce moment-là, donc la voile portait toujours correctement, Cap'tain philip a juste doublé la bosse de ris côté mât pour assurer l’histoire et j’ai continué ma route plein nord puisque je ne pouvais pas faire route directe sur Papeete avec ce foutu alizé qui s’entêtait au NNE depuis 5 jours. Je rappelle à ceux qui l’aurait oublié que l’Alizée à ces latitudes souffle gentiment entre l’Est et le Sud-Est entre 10 et 15 nœuds… Oui, mais pas là !!! Là, depuis la fin des vacances, il a bien soufflé gentiment ses 10 à 15 nœuds pendant trois jours mais entre l’Est et le NNE… Et là, ces deux derniers jours, il lâche plus les 20 nœuds ni l’ENE !
La situation étant stabilisée, c’était l’heure du « petit café » pour Tonton, celle de la météo pour moi…
Et là…. Miracle ! Une magnifique tache bleue dans l’océan orange (voir les couleurs correspondant aux vents en note) était en train de s’épanouir devant moi à une trentaine de milles… même plus la peine de serrer sur Papeete, au contraire laisser porter un poil et dans six heures on serait au beau milieu de la providentielle éclosion de calme… En plus, dans les douze heures suivantes elle allait s’étendre la bienfaitrice… gagner progressivement vers l’Est, jusqu’à toucher l’île de Morea, puis celle de Tahiti… Avant de disparaitre la nuit suivante… On aurait la journée pour faire les 50 derniers milles au moteur toutes voiles affalées, c’était plus que suffisant…
Bon, petit bémol, un seul des deux modèles de G.R.I.B. que le patron utilise révélait la sainte apparition ! Sur l’autre, l’américain en l’occurrence NIB ! Orange foncé sur toute la zone et basta…
Restait plus qu’à prier… car c’est bien ce dont il s’agissait, il ne s’agissait plus de miracle ou autre providence, mais bel et bien de la mer rouge qui s’ouvrait devant Moïse !!!
C’est ce qu’on a fait, pieusement, tout en mollissant toutes les manœuvres pour que rien ne nous pète entre les pattes avant l’instant magique… A l’aube on y seraient… les amerloques avaient plus du tout la cote dans nos humbles prières….
Et c’est arrivé !!! Une heure avant l’aube Cap'tain philip a profité qu’il n’y avait momentanément plus que sept petits nœuds de zef pour se mettre face au vent, affaler la grand-voile en vitesse et la rabaner à la diable puisque mon lazzy-bag est cramé depuis un moment déjà. Restait à me mettre vent arrière au moteur à bon régime pour avoir un vent apparent quasiment nul et affaler le turbulent foc2 dans un fauteuil…. Mais à une heure près, le patron m’a dit qu’il valait mieux attendre le jour, que vu la rotation du vent, il allait continuer à baisser. J’avais bien remarqué que les coups de nerfs de ce petit foc lui avaient déjà foutu la trouille plusieurs fois au vieux… En fait, c’était surtout ça… Mais il n’avait pas forcément tort, tonton et j’ai donc continué ma route nord une heure de plus au ralenti sous foc seul….
De fait, aux premières lueurs de l’aube, il n’y avait plus que cinq ou six nœuds de vent et le vieux avait eu une heure pour bien préparer son coup. Figurez-vous qu’à l’instant « GO MEN » alors que les deux bourrins ronronnaient pour que le pilote puisse me maintenir plein vent arrière, il a couru jusqu’à l’étai par le chemin de chaîne avec son couteau entre les dents pour carrément trancher net le laçage qu’il avait fait au point d’amure et qu’il est revenu encore plus vite en se protégeant la tête des deux avant-bras… Vous dire combien il redoutait les facéties de ce foc ombrageux !!!
Mais en fait, ça s’est passé en douceur. L’impétrant s’est mis à pendouiller mollement dans l’air rendu immobile par ma vitesse parfaitement adéquate (je tiens à le préciser quand même !) et le patron n’a plus eu qu’à virer doucement l’écoute qu’il était allé rappeler tout à l’arrière sur la poignée de ma jupe, pour qu’au fur et à mesure du lâché de la drisse, la voile dissipée s’allonge tranquillement le long des filières…
Hé ! Cap au 045 sur Papeete ! On aurait toute la journée pour ranger le bordel conséquent éparpillé sur le pont…
Je vous ai décrit tout ça par le menu, au risque d’être un peu « technique » et de me mettre provisoirement à dos la couturière, pour que vous imaginiez mieux qu’on n’est pas mécontents d’arriver, figurez-vous ! Tiens, d’ailleurs après le calme providentiel (vous allez dire que je me répète, mais providentiel, c’est pourtant bien l’unique terme propre à la situation après ces cinq jours consécutifs d’alizée aussi soutenu que têtu !) dont on a joui quelques heures après avoir rattrapé cette magnifique tâche bleue horizon, et bien voilà que ça se remet à bastonner gentiment ! Pile en face, 25 nœuds ! Un thermique s'en mêle, vu qu’on approche de midi et qu’on longe maintenant à quelques encablures le récif qui protège le port de Papeete. Ceci dit, laissez-moi vous dire qu’on rigole, vous pensez bien ! Nous, on est arrivés ! C'est plus notre problème ! La passe de Taunoa est à deux mille devant nous, alors le patron démarre mon second moteur pour qu’on ait les chevaux et qu'on lui rentre dedans à ce petit vent contraire… En rigolant ! Ça peut souffler tant que ça veut, neiger même ! Nous, on rigole… Dans vingt minutes on met le clignotant à gauche et basta cosi !