Captain’Philip nous a fait une petite dépression… Rien à voir avec le jeu, je vous rassure. Au contraire, il s’est beaucoup amusé ! De toute façon il a sa façon à lui de dépasser ces petits coups de blues, le vieux… Je vous raconte…
Vous savez que chez Assam il m’a refait les deux pieds de quille et le safran bâbord ? Un sacré toilettage, croyez-moi ! Un mois plein, je vous ai déjà raconté. Là-dessus on a passé une des traversée les plus tranquille de ma longue vie de croiseur hauturier et dans la foulée une semaine à faire des bulles et des poissons grillés devant la maison de Bernard Moitessier en attendant que le vent se lève enfin. Et voilà que le jour dit, un matin forcément, au moment de partir on s’aperçoit en même temps que la chaîne était encoraillée, entortillée dans les patates si vous préférez. Bon, pas plus surpris que ça, qu’on était, vu que c’est quasiment automatique dans le coin quand on reste plus d’une marée sur le même mouillage. Et j’avance et je cule et le patron lâche de la chaîne et il en reprend, bref vous connaissez la musique ! Tant et si bien que l’ancre finit par arriver… Mais avant qu’elle ne se cale dans le davier, et que le patron cavale au poste de barre j’avais déjà fait un demi-tour sur moi-même pris dans un tourbillon. Forcément il bat en arrière, j’aurais fait la même chose , malgré le dicton qui dit « ne bats jamais en arrière pour sortir d’un mouillage que tu ne connais pas ». Mais il était bien temps de sortir les dictons bretons ! « Si tu veux vivre vieux arrondis les pointes et salue les grains ! » et consort ! On avait déjà touché derrière et le patron avait aussitôt battu en avant des deux hélices pour me sortir de là … sans casse a-t-on espéré. On a enquillé le chenal vers la passe Tiareroa au nord de l’atoll. Le patron se taisait, le silence des très mauvais jours qui peut durer une comme deux, vingt-quatre ou quarante-huit heures… En fait il priait… Il priait son dieu à lui pour que ce ne soit pas le safran qu’il venait de refaire à neuf qui se soit pris la manchette dans le gras du bide… Moi je sentais bien où j’avais la bosse mais c’était pas le moment de la ramener. Et puis une fois dehors, il a retrouvé un semblant de sourire. Il y avait la bonne brise d’Est quart sud prévue, il avait tourniqué sa barre 150 fois dans chaque sens, le front plissé d’inquiétude et il était descendu dans chacun des coquerons pour aller inspecter mes tubes de jaumière sans en ressortir en jurant comme un charretier. Apparemment tout était ok et on s’est mis en route pour Tikehau à 120 milles dans l’W.
Traversée peinarde à nouveau, avec Gégé qu’on était tout content de revoir pour la première fois de sortie depuis un sacré bail ! A lui tout seul il me tirait à 6/7 nœuds dans une mer à peine agitée. J’étais quasiment vent arrière, c’était parfait. Le patron a sommeillé allongé sur le banc de cockpit bâbord d’où il peut jeter un coup d’œil sur les compas et les cadrans quand il ouvre un œil, et au petit matin on était devant la passe Tahétuva, seul accès au lagon sur son côté nord-ouest, cette fois.
Lagon qu’on a donc traversé de part en part par un chenal bien balisé une nouvelle fois puisque le village est au sud de l'atoll. Sauf que notre petit carnet d’escale en Polynésie, qui nous sert d’instructions nautiques depuis le départ de Papeete, stipulait que le mouillage du village était intenable par fort vent de Sud Est. Un vent de Sud-est qui, non seulement était en train de bien se lever, mais était prévu pour trois jours. On est donc restés dans le chenal qui continuait vers l’Est jusqu’à un motu bien large qui abritait parfaitement du sud Est et sur lequel était construit un hôtel. Un peu dans le genre du Lakana à Sainte-Marie pour ceux qui connaissent, constitué de bungalows sur pilotis en matériaux locaux disposés en quinconce de chaque côté d’un long ponton pour les baigneurs(euses) et les dragueurs(euses).
Le patron a mouillé l’ancre sur des fonds de 10 mètres juste en face de l’hôtel et après un bon casse-dale on est partis directement à la sieste comme on le fait généralement après une traversée de nuit même aussi tranquille que celle-là. La nuit est tombée et le vent commençait à souffler sérieux en effet, entre 25 et 30 nœuds quasiment en continu, d’ailleurs cinq ou six bateaux étaient arrivés entre-temps, sans doute ceux qu’on avait vus devant le village en passant. Mais l’ancre tenait bien, pas de problème jusque-là. Mon capitaine a allumé mon feu de mouillage et s’est lancé dans la préparation d’un riz-tomates-lentilles au soja pour accompagner son tofu puisque si vous suivez un tantinet, vous savez qu’il y a de nouveau le gaz à volonté à mon bord.
Tout cela pour, outre le plaisir de la préparation, être correctement lesté en vue d’une bonne nuit franche dans ce petit coin bucolique et parfaitement abrité. Depuis sa banette, le patron percevait bien des petits chocs réguliers qui venaient de l’arrière, c’était certainement l’amarre de l’annexe qui n’était pas assez raidie et la belle en profitait pour se balancer en cadence au gré du petit roulis qui me berçait moi aussi. Le patron ne s’est pas levé pour autant. Si sur un bateau tu te levais au moindre bruit, même le moins inquiétant dont tu connais de plus parfaitement la cause, tu ne resterais jamais plus d’une minute allongé !
Au bout d’un moment, mon capitaine a profité d’une envie de pisser pour aller raidir cette putain d’amarre et faire cesser ces petits cognements qui finissaient par devenir agaçants….
Sauf que l’amarre de l’annexe était parfaitement raide. Le bruit venait d’ailleurs ! De plus bas manifestement. Comme un mineur et il est donc descendu avec sa lampe se guidant au son qui s’arrêtait parfois complètement quand je faisais moi-même une pose et revenait quand je reprenais mon balancement. Ça venait du coqueron Bâbord où il n’avait rien trouvé d’anormal en le visitant avant de sortir du lagon d’Ahé la veille. Évidemment il y est redescendu quand même, est resté un moment cette fois à inspecter chaque jambette du tube de jaumière une par une cette fois. Rien. Pas le moindre éclat dans le gel-coat jauni par les années de bons et loyaux services. Finalement il a collé son oreille au tube, un peu comme quand on écoute les engueulades des voisins pour rigoler. Ça venait bien de là, indubitablement. Et ça ne pouvait pas être la bague du bas qui aurait pris autant de jeu, il me l’avait changé à Port Louis avec Giovanni… ça ne pouvait être que le safran qui s’était pris une énorme bugne, s’était désolidarisé de la mèche et se baladait du coup d’un bord sur l’autre au gré du roulis. C’était la seule façon d’expliquer ce cognement régulier alors que la mèche tournait elle sans forcer dans son tube… Cette fois il avait gagné le cocotier ! Et évidemment c’était le safran qu’il avait profilé avec amour pendant dix jours au milieu des moustiques en artisan méticuleux (à l’excès) qu’il sait être quand il finit par s’y mettre ! Évidemment pas l’autre qui était plein d’eau et n’aurait rien perdu à se faire toiletter à son tour ! Bref, le coup de la tartine beurrée que je vous ai rappelé l’autre jour ! Mon capitaine est revenu ranger le projecteur dans le carré. Pas de silence buté, pas de bordée de jurons tempétueux de pêcheur ayant croché ses filets. Juste le découragement, complet cette fois : « faut que j’arrête de faire marin, vieux. Je suis vraiment pas fait pour ça ! ». Il a ouvert son ordi sur la table du carré et il a plus rien dit. Il a commencé à écrire.
Le jour s’est levé. Le vent de sud Est n’avait ni faibli ni monté. Mon capitaine s’est fait un café, des œufs brouillés et s’est remis à écrire aussitôt. Bientôt les équipages des bateaux alentours ont sorti des kites et se sont mis à sillonner le petit plan d’eau dans tout les sens. Il faisait trop chaud dans le carré car mon capitaine gardait tous les capots fermés de peur de mouiller son ordinateur pour compléter le tableau. Les grains se succédaient en effet tous les quarts d’heure mais le patron écrivait sans dire un mot. Le soleil s’est couché, puis levé, puis recouché. Il ne bougeait de la table du carré que pour sortir une betterave du frigo, la couper en dés et la tourner dans un bol avec un peu d’ail, de l’huile d’olive et de soja avant d’aller ingurgiter la mixture dans le cockpit. Il en profitait pour aller pisser et jeter un œil sur l’anémomètre et l’écran du traceur. Mais rien ne bougeait. Avec la charrue plus que probablement à nouveau coincé sous une patate et les 60 mètres de chaîne neuve achetés à Papeete, c’est bien le seul truc qui l’inquiétait pas. De temps en temps il s’allongeait une heure sur la banquette du carré le jour ou la nuit. Pas question de se rapprocher du bruit suspect en allant le faire dans sa cabine. Il allait même aux chiottes dans l’autre coque, toujours pour s’éloigner au maximum du « bruit ». Le matin, quelquefois même vers quatre heures, il prenait 10 min pour se faire du café et des œufs brouillés avant de s’y remettre. Ça a duré trois jours et trois nuits, sans qu’il descende même une seule fois dans la jupe tribord pour voir la gueule de l’autre safran, encore moins question de chercher son masque pour jeter un simple coup d’œil. Il préférait ne pas voir ce qu’il savait déjà… Que cette fois il avait gagné le gros lot ! Au matin du quatrième jour le vent était tombé à 15 nœuds. Les autres voiliers partaient les uns après les autres. De trois jours il ne m’avait pas adressé une seule fois la parole. Pourtant je lui aurais bien dit que c’était pas si grave que ça, qu’en plus c’était pas 100% de sa faute, etc… Mais il avait l’air d’en avoir tellement gros sur la patate que j’imaginais déjà le mode mi-électrique, mi- vasouillard sur lequel allait inévitablement dériver une conversation engagée de la sorte… « pas plus grave que quoi, à ton avis ? » ou « 100% ? Tu te fous de moi, là ? » Les jours comme ça, il suffisait que je dise blanc pour qu’il dise noir, face pour qu’il envoie pile ! Vous me direz que dans ce genre de situation finalement assez courante au sein des couples, il suffit d’anticiper d’une case ! Technique que, je l’ai remarqué, Géraldine maîtrise parfaitement, ainsi qu’une petite souris qui vend des bouquins à la sauvette et qu’est déjà passé par là… pourtant un simple puçeron, n’empêche ! Pas sûr que je sois de taille à m’en tirer si bien et du coup j’ai préféré continuer à la fermer et lui s’est remis à écrire.
C’est vers 16h00 qu’il a levé le nez de son écran, dont la charnière avait pété entretemps mais ça ne l’avait pas arrêté. Il a levé les yeux vers le soleil « Bon j’ai quasiment fini, je vais aller voir cette connerie avant que les requins viennent faire leur tour du propriétaire ! J’aurais bien demandé « Fini quoi ? » Mais ça n'a pas été la peine, Il avait subitement retrouvé la parole. C’était un roman qu’il avait pondu, en trois jour et trois nuits, c’était déjà écrit dans sa tête d’après lui, il avait juste ouvert la vanne. Je sais pas si quelqu’un le lira un jour ce bouquin. Mais, vu les circonstances, ce dont je suis sûr, c’est que ça NE PEUT PAS être un truc à l’eau de rose ! Ça s’appelle « Vendredi Saint », tout c’que j' peux vous dire !
Côté connerie à aller voir, il était déjà accroupi dans la jupe tribord : l’arrête du safran bâbord n’avait rien mais ça voulait rien dire, à son avis, c’était surement dedans que ça avait pété… il est remonté chercher son masque et ses palmes qu’étaient rangés dans deux endroits différents. Il est revenu avec les deux mais est redescendu dans sa cabine chercher la ceinture de plongée qu’il avait oubliée. Et quand il est revenu avec, le gag total ! L’acte manqué d’école ! Le masque avait disparu ! Trois jours et trois nuits à repousser l’échéance fatale n’avaient pas suffi ! Il ne voulait décidément toujours pas aller voir de plus près ce safran prétendument plié… Il a cherché ce masque qu’il avait eu en main trente secondes plus tôt pendant un quart d’heure dans tout le bateau et moi forcément je me marrais puisque je le savais quand même mieux que lui où je me l’étais pris cette foutue beigne ! Et s’il s’était montré rien qu’un chouilla plus coopératif, y’a longtemps que je lui aurais dit ! Au bout d’un moment, j’ai commencé à rire vaguement jaune, parce qu’il avait raison : le coucher du soleil, c’est la meilleure heure pour aller voir les grosses bêtes, mais la plus mauvaise quand on veut les éviter… Du coup, puisqu’il avait enfin rouvert les canaux, j’ai suggéré qu’il avait pu le laisser sur sa banette… / Pourquoi je l’aurais mis sur la banette ?/ Ben pour avoir tes deux mains pour débloquer l’équipet du bas où tu ranges ta ceinture et qu’est toujours coincé, pardi !
Ça y était, il était dans l’eau. 16h30, c’était encore bon, de toute façon je veillais au grain et il ne lui a fallu que deux minutes pour constater que 1° le safran n’avait strictement rien et 2° pour apercevoir la bugne sur l’arrière de la quille bâbord et aller voir ça de plus près. Il avait mis tellement de couches de gel-coat que celui-ci était à peine écaillé.
Restait le petit bruit qui lui paraissait d’ailleurs beaucoup plus bénin maintenant… mais qui n’avait en tous cas rien à voir avec la « touchette » à Ahé et dont on finirait bien par trouver l’origine…