Nous voilà donc à RANGIROA , quasiment installés chez Lili, une compatriote. Papa de Mahajunga , Mamabe de Sainte-Marie. Ça nous fait drôlement plaisir de ressortir nos trois mots de gache, le patron et moi ! Bon on n’a pas encore transféré nos paillasses sur son balcon mais c’est tout comme ! Le patron m’a mouillé juste en face de sa Gargote… Qui s’appelle sans surprise « chez Lili » ! Elle nous a à la bonne, Lili ! C’est vrai qu’on est d’aussi bons clients que Pierre Perret !

Elle est arrivée là avec un mirlitaire y’a une douzaine d’années et quand le mirlitaire est parti faire le mirlitaire ailleurs… Tchao, bon vent ! Elle, elle a monté sa petite gargote au bout du quai ! Et croyez- moi, ça tourne !!!

Je vous raconterai bientôt son histoire à Lili. Mais vous savez comment c’est, on bavarde, on se raconte des blagues, des anecdotes, nos chagrins d’amour respectifs, etc… Bref on apprend à se connaître au fil des « consommations ». Les «consommations» chez nous à mada, c’est pas ce qu’on boit à table et qu’on rajoute en bas de la note. Non, ça se boit au comptoir de « l’épi-bar » ; c’est un verre en pyrex, petit, mais plein à déborder de rhum agricole du pays. Ce que je veux dire, c’est qu’avec Lili, on se pose pas des questions pour des questions, ça se passe tout seul au fil des confidences, des fous rires et des histoires d’occases loupées de devenir nabab…

Non, aujourd’hui plutôt que de vous raconter le lagon bleu ou le lagon rose, spots de plongée de cet atoll mondialement connus et que vous retrouverez sans peine dans tous les bons guides de la discipline avec moult illustrations, je vais vous raconter Rémy. Vu que son histoire à Rémy, vous la trouverez nulle part. Et ça, pour la bonne raison que Rémy, il est retiré des bagnoles depuis une petite dizaine de piges déjà… On va pas dire qu’y se « planque » sur ce petit atoll reculé, mais juste qu’il «essaye de se faire oublier »

Bon, Rémy, je le connais d’abord parce que c’est le plus proche voisin de Lili. Même son chauffeur à l’occasion. Occasion qu’il faut savoir saisir pour aller au village car Lili de son côté est un terrible danger public au volant de son pick-up , qu’il faut pourtant bien sortir tous les matins, histoire de remplir les frigos puisque comme je vous le disais à peine sa gargote tourne du feu de dieu.

Donc si Lili est au volant et qu’il y a plusieurs autres péquins à bord.  Généralement le fils du mirlitaire qui a une douzaine d’année, son  dernier qui est encore dans son berceau vu qu’elle est allé le faire à mada l’année dernière, histoire d’en avoir au moins un qui ressemble à quelque chose, plus un ou deux stoppeurs dans mon genre . Bon, y’a qu’une seule route à Rangiroa, d’une dizaine de bornes qui va d’une passe à l’autre, celle d’Avatoru où est le village principal et celle de Tiputa où est le port (le fameux quai de la goélette ). L’aérogare est à mi-chemin et la route est droite comme un if.

Heureusement !!! Heureusement, car du moment où elle claque sa portière après s’être installée au volant, jusqu’au moment où elle coupe le contact, manœuvres de départ et d’arrivée comprises donc, son débit ne varie pas d’un iota à Lili. Elle parle absolument sans la moindre pose à chacun, et surtout sans la moindre apostrophe à ses différents passagers y compris au bébé. De sorte que c’est à chacun de ses interlocuteurs (si on peut dire) d’être extrêmement vigilant pour savoir quand il se trouve personnellement interpellé et qu’est donc venu son tour de hocher la tête dans le bon sens, puisqu’il n’est évidemment pas question et de toute façon matériellement impossible de placer la moindre mot. J’ai pourtant vu Rémy essayer plusieurs fois, sans succès. Dès la première velléité syllabique, il a été abruptement coupé : « Attends Remy, laisse-moi m’exprimer un peu quand même !»

Le danger vient de là ! Car comment en plus, surveiller les voitures, camionnettes et engins divers qui viennent d’en face, sans parler du monde qui patiente dernière puisque Lili dit quelquefois des choses importantes et qu’elle ralentit en proportion…

Bon, en fait quand Rémy est du voyage, c’est lui qui est au volant et  pour diminuer les risques faut juste choisir ces jours-là… Car le moulin ne s’arrête pas une seconde pour autant et conduire correctement dans ces conditions n’est pas si facile qu’on croit. Enfin ces jours-là restent quand même globalement moins risqués…

Ce qui nous ramène à Rémy.

Avec Rémy , c’est donc à la terrasse de chez Lili, qu’ils se sont retrouvés assis à boire une bière à la même table, le patron et lui ; au retour d’un de ces périples jusqu’à « la ville ». Rémy buvait son salaire de chauffeur pour la matinée, tandis que le patron de son côté, buvait son éco pour cet aller-retour en vue de mon avitaillement.

Rémy , c’est un taiseux, ce genre de taiseux qui devient loquace quand il croise au gré d’un courant de marée, un interlocuteur qui le décoince pour deux heures. A tel point que quand le patron a confié à Lili pour rigoler et en loucedé « sacré bavard le Rémy ! » Elle lui a répondu : « Oh là là ! à qui le dis-tu !!! »

Ce jour-là, Ils avaient un sujet de conversation tout trouvé Rémy et lui. Ils sont tout les deux pensionnés de l’ENIM (établissement national des invalides de la marine). Ces conversations-là tournent souvent autour des histoires de «catégories», comme celles des fonctionnaires tournent autour des histoires «d’indices»… à l’ENIM, le montant d’un pensionné est fonction de sa « catégorie » au jour de la retraite, dont le montant est lui-même déterminé par la catégorie dans laquelle il a navigué ses douze derniers mois. Un «  pilo » est en première , un novice en seconde, un timonier ou un graisseur est en sizième, un lieutenant au cabotage en dixième , au long cours en douzième un commandant ou un chef mécanicien de pétrolier en vingtième. Les pensions sont pas grasses pour autant, je vous dirais… Ah du temps de Colbert, c’était autre chose ! Les « gens de mer » étaient considérés, jusqu’à y’a pas si longtemps d’ailleurs … On n’a pas attendu 36 et papy Blum pour avoir des congés  et la sécu, nous !

Enfin, c’est fini tout ça ! Gens de mer , paysans ou cire pompes , tout le monde est dans la même merde maintenant… même tarif pour tous… de quoi bouffer, tirer son coup quand l’temps s’y prête, payer son métro jusqu’au boulot et quand même faire tourner un minimum les supermarchés discount . Faut bien que tout le monde vive ! Car tout en bas, en dessous des cire pompes y’a les caissières des discounts. Faut bien qu’elles bouffent, elles aussi, serait-ce un jour sur deux. Sinon ce serait encore la révolution ! Ca viendrait du bas comme d’hab , les damnés de la terre mécontents de leur sort et qu’ont plus rien à paumer… Des révolutions, on en a eu assez comme ça ! Nouveaux droits par-ci, nouvelles libertés par là… et pis quoi encore ? Là, au moins chacun est solidement tenu par les couilles et peut plus sortir de sa case à moins d’y laisser ses burnes. Et ça, c’est l’argument massue ! Des révolutions grâce à dieu y’en aura plus !!! Pas avant le prochain déluge en tout cas, quand commencera un nouveau cycle avec une nouvelle espèce de lascars qu’un nouveau système mettra forcément plusieurs siècles à réduire à l’état d’esclaves assoiffés de gadgets.

Enfin Rémy et le patron sont sortis de l’auberge à temps, eux. Ils ont fini tout les deux « patrons »  en Quinzième donc, au début des années 80.  «Patron plaisance» pour mon patron, «Patron au bornage» pour Rémy.

A la grande pêche on peut demander sa pension à 50 ans. Du coup Rémy a eu comme on dit, une deuxième vie, guère moins dangereuse que la première, on va le voir. Car s’ils peuvent demander leur pension à 50 balais à la grande pêche, c’est justement parce que c’est un des boulots les plus durs qui soient, un des plus dangereux aussi. De fait y’ en a pas tant que ça qui les fêtent leur cinquante piges chez eux ! Moi, des marins, j’en ai vu défiler à mon bord, qui venaient d’un peu partout, sans parler des histoires racontées par les collègues et j’en ai entendues en veux-tu en voilà.  J’peux bien vous l’dire, des connards dans le tas y’en avait un sacré paquet ! Mais les gars d’la grande pêche, là, juste respect. Y’aurait qu’un tout p’tit merdeux pour en parler en mal…

Il a pas attendu sa deuxième vie pour avoir des soucis, Rémy. Y s’est pété la gueule d’un échafaudage de 14 mètres dans un bassin de carénage à La Palice. C’est vrai qu’j’vous ai pas encore dit qu’il est de l’île de Ré, Rémy, ventrachou pur jus, autrement dit ! Papa patron pécheur dans le golfe, grand papa Pitaine sur les transports qui transféraient les relégués de la citadelle de St Martin de Ré jusqu’à Cayenne.

Ramassé à la petite cuillère, le Rémy… 26 mois d’hosto à La Rochelle, au pays donc, heureusement.

Il en est resté un peu déglingué forcément. C’est pas « jambe de bois, crochet en lieu et place de la main droite et bandeau sur l’œil gauche », mais pas si loin, le Rémy ! D’après son toubib, c’est depuis cette mésaventure et les rafistolages consécutifs qu’il produit du cholestérol à la chaîne. Même en bouffant que des carottes râpées et des salades vertes, d’après lui.

Trois AVC successifs du coup ! Faut dire qu’il s’est jamais arrêté d’en rouler une tous les quarts d’heure, l’animal. Pour l’alcool, le fameux toubib lui a interdit les plus « forts ». Mais la bière, oui, pourquoi pas. Du coup il compense. Largement !

L’hosto de la Rochelle, c’est pas le seul endroit où il s’est retrouvé à l’ombre pour quelques mois Rémy… Rixe à bord d’un rafiot en mer d’Irlande avant qu’il ne soit patron. Pas mort d’homme -comme aurait dit notre ancien mais célèbre ministre de la culture à propos des « viols occasionnels des petites allumeuses » - mais la main droite d’une « tête de lard »  scotchée sur la table du poste d’équipage d’un coup de jas. Court mais effilé, celui que tout matelot à la mer porte à sa ceinture. C’était arrivé en correctionnelle après avoir transité par l’administrateur des affaires maritimes de La Rochelle où étaient inscrits les deux impétrants. Soit qu’il n'ait pas eu à sa disposition de sanction à la hauteur de la blague de Rémy, l’administrateur en chef du quartier de La Rochelle, soit, plus probablement, qu’il ait été frileux au point de craindre de se retrouver bout au vent avec toute la flotte de pêche de son quartier maritime à la l’attendre de pied ferme à la première bouée du chenal. D’ailleurs, d’après Rémy, ça aurait jamais dû transpirer du bord cette histoire-là. C’est pas dans les traditions de la corporation ! « tête de lard », c’était en outre un trou du cul , d’après Remy…pour rester poli !

Bref, trois mois fermes seulement car « tête de lard/trou du cul » n’avait pas hérité d’incapacité permanente. Toujours à La Rochelle, au pays à nouveau !

Un peu plus tard, il était passé patron sur « le Talion ». Ça l’avait pas empêché de tirer au fusil à pompe sous les lignes de flottaison des chalutiers espagnols lors des affrontements historiques entre pêcheurs du golfe de Gascogne à propos des zones et des quotas de pêche au début des années quatre-vingts. Cette fois, il s’était pas retrouvé seul dans le box, Rémy. Ils étaient toute une brochette de forcenés, tous marins pêcheurs de la vieille école et tous tireurs amateurs au gros calibre… 18 mois fermes cette fois. Finalement réduits sur le tas à une grosse année à Fontenay le Conte cette fois, toujours au pays donc.

Maintenant on arrive au gros morceau. Là, je me permets de vous dresser le tableau, le cadre du truc si vous voulez, tel que me l’a décrit mon capitaine, qu’avait quand même l’air pas mal impressionné, lui-même…

V’là c’qui m’a rapporté, en raccourci, « en substance » comme pissent les journaleux :

" J’sais pas si t’as vu c’feuilleton là, vieux ? ça s’appelle «Casa del  papel». A un moment la caméra rentre dans l’antre du cerveau de l’opération razzia qu’est en cours à l’intérieur d’un hôtel de la monnaie en Espagne. Mais le cerveau est à l’extérieur lui, terré dans cet antre justement où la caméra vient de pénétrer. Une grande cave très sombre avec juste une lampe de bureau tournée vers une table de travail encombrée de tableaux de commande, d'écrans de contrôle et de claviers. Tout autour dans l’ombre on devine des colonnes d’ordis en batteries et à l'arrière-plan, une couvrante froissée sur un petit divan…

Chez Rémy , c’est juste ça … en plus grand !

Comme en bavardant il avait dit au patron qu’il réparait les ordis des copains pour « rendre service » et qu’il était un dingue d’internet, ce dernier lui a demandé s’il pourrait nous faire profiter de sa connexion XXL pour nos modestes besoins perso… « Pas de problème venez quand vous voulez ! Moi j’y suis de 4 heures du mat’ à sept heures du soir ! D’ailleurs viens j’te fais visiter. Il faisait donc déjà nuit et la maisonnette était comme dit plus haut juste derrière la case à Lili. Il a égrainé le méchant trousseau de clefs qu’il porte à la ceinture. Ce qui m’a étonné un brin vu qu’ici toutes les portes sont ouvertes, quand elles battent pas au vent. D’autant que derrière c’était qu’une modeste kitchenette où y’avait guère d’affaires à faire pour des chapardeurs pressés. Réchaud trois feux sur un table de camping rouillé, évier taille célibataire et par contre vieux frigo gros comme une bagnole debout, qui serait de toute façon impossible à sortir de là. Donc probablement antérieur à la construction de la case. "

Rémy a crachouillé sur le papelard de la nième clope de la journée qu’il avait commencé à rouler avant de décrocher le trousseau de sa ceinture de jean. Ils ont fait trois pas sur la gauche et là, Rémy a juste dit : « C’est là. » et Cap'tain Philip a découvert le plan travelling de « Casa del papel ».

A cinquante balais, il s’était reclassé dans « le hacking » Rémy. De radio amateur à hacker en bande organisée… Chacun son parcours ! Banque de France, ministères tous poils, organismes de crédit et autres, sa bande et ses virus avaient sévi quelques années avant de se faire poisser. « Une porte mal fermée », comme il a essayé d’expliquer au patron qu’a ensuite essayé de m’expliquer à son tour. Mais vu le niveau du pitaine en la matière, c’était pas hyper clair… Une histoire de cookies qui laissent parait-il des traces en forme de chaînes que les spécialistes n’ont plus qu’à remonter jusqu’au numéro IP (internet protocol). Les hackers vireraient donc tous ces matériaux parasites avant d’installer leur « PEGANOS », un logiciel chargé de changer le numéro IP toutes les poignées de secondes, et travailler tranquille en oubliant jamais un check final avant de fermer leur PC. Ce qu’ils appellent donc « fermer les portes ». Bref, ce qu’il avait surtout retenu Tonton, c’est que c’était pas un boulot pour distraits comme lui, cette histoire de hacking !

Poissé le jour anniversaire de ses soixante carats, papy Rémy ! Ils avaient eu le temps de faire du dégât avec ses potes et la sentence du juge avait été à la hauteur des méfaits. Un an ferme ! Et Remy avait quand même fait huit mois à Bayonne, plus loin de sa base donc, cette fois, avant de partir pour la Polynésie, clavioter en dilettante, juste histoire de se procurer gratos les logiciels nécessaires au dépannage du matos des voisins.

Bon, c’est vrai que c’est du coup un délinquant tous azimuts le Rémy, les juges ont jamais pu franchement le taxer de récidive et il s’est du coup jamais pris le gros coup de Bambou dont ces derniers fracassent régulièrement les « récidivistes ». Par le fait, il a jamais passé plus d’un an à l’ombre, mon Rémy, exception faite du rafistolage complet à l’hosto de La Rochelle à ses débuts. C’est de bonne guerre, reconnaissez ! Même si vous êtes du côté de la loi et de l’ordre.

Regardez : vous vous faites poissez pour un malheureux détournement de mineure, par exemple. Pour un peu que votre bavard soit au jus, qu’il argumente que vu la poitrine généreuse et le pétard conséquent de la soi-disant victime, son client pouvait pas imaginer une seule seconde qu’elle était mineure et qu’aujourd’hui il regrette amèrement sa méprise et ne se laissera plus abuser à l’avenir… ça passe. Les juges sont pas de bois, non plus ! Faut juste pas être le gars marqué par le sort qui tombera en fait de juge sur une chienne de garde estampillée, bien sûr ! Maintenant, imaginez que vous ayez eu l’imprudence d’en détourner ne serait-ce que trois ou quatre de ces petites garces, ce qui peut arriver à n’importe quel lascar normalement constitué, pas forcément mauvais bougre par le fait, mais sans beaucoup de jugeote.  Et là, sans transition aucune, on crie au charron, au pervers irrécupérable ! Et vous écopez du plein tarif ! Sans avoir fait grand mal finalement, comparé en tous cas au palmarès plus éclectique de Rémy…

Dans la bande, certains s’en étaient mieux tirés que lui… son « parrain » entre autres qui s’était pourtant astucieusement installé dans un cabanon d’Irun à cent mètres de la frontière franco-espagnole, où il n’avait du coup que ces 100 mètres à faire avec ses PC sous le bras pour faire la nique aux polices espago ou frenchy suivant le vent.

Manque de bol, c’est les services amerloques qui étaient venus le cueillir en loucedé au nez et à la barbe de leurs collègues européens. Le « parrain » de Rémy avait donc disparu quelques jours avant que la brigade spécialisée de Toulouse, ne débarque chez lui...

Deux malheureux jours d’interrogatoires dans les geôles Yankee, combinaison orange et chaînes des poignets aux chevilles comme dans les meilleurs films du genre, et depuis, du bon temps dans un sous-sol de Langley, grassement payé par le ministère de la défense US.

Bon faut qu’j’trouve moyen de tirer le portrait de Papy Remy à l’occasion, avec Lili , bien sûr ! En attendant j’vous envoie son palmarès croquignolet pour vous faire patienter !