Le bercail pour nous, coursiers des mers, c’est pas forcément le patelin où on a créché quand c’était l’bon temps et que l’herbe était grasse !! Pas plus que le ber où on a vu le jour jadis au fond d’un chantier souvent éloigné de plusieurs kms de notre élément naturel et où l’on n’a, par le fait, que fort peu de chance de retourner un jour… Encore qu’il y a des exceptions. Ainsi ai-je ouï dire que l’ancêtre d’un vieux pote était retourné sur son ber d’origine 106 ans après ! Vous imaginez ?
C’était devenu une pièce de collection, l’ancêtre, entre-temps. Et il était question de redessiner sa carène dans ses lignes d’origine. Mais c’était bien loin d’ici ! Dans les eaux abritées du plus petit état des Etats-Unis, Rhodes Island, face à l’île de Nantucket d’où le capitaine Achab est parti à la poursuite de Moby-Dick avec une bande de fêlés et que ceux d’entre vous qui s’intéressent tant à la marine à voile qu’à la littérature américaine connaissent donc forcément. Bon, c’est vrai qu’il a mal fini l’ancêtre… Les vernis à peine secs, il s’est retrouvé sur le plancher des vaches et à l’abri des embruns dans le musée de l’IYSS à Newport… Bon, vous allez me dire que c’est déjà mieux que sur les récifs ! Et j’objecterai que le graal chez nous c’est de finir en mer, de notre belle mort , dans des eaux renommées ou le long d’une route mythique, pas de dépérir, abandonné le long d’un quai décrépi, fût-il solidement ancré au plancher d’un musée à l’aura reconnue par toute la profession !
Ce qu’on entend par « bercail » dans notre vénérable corporation , c’est un abri sûr et profond, abrité de tous les vents, avec un fond de bonne tenue, qu’on a déjà pratiqué maintes fois et où l’on a des potes et ses petites habitudes !
Cette mise au point faite, revenons à ce coup de Maramu bien corsé et à Pouheva, « capitale » de l’atoll de Makemo dont vous avez fait le tour en compagnie de mon équipage au cours du dernier épisode. De retour de promenade voilà que le patron apprend de la bouche même de la séduisante postière qu’il y a un boulanger sur l’île, un peu à l’extérieur du village, mais pas si loin, paraît-il. Du coup, voilà qu’il est de nouveau question du vélo… à Rangiroa le boulanger était quand même à cinq bons kms du village ! Et coup de bol, cette fois, il y a un pécheur à côté de moi. On est même en train de faire la causette depuis un moment quand Mandarine et le patron reviennent… Le patron saute sur l’occasion pour demander au brave homme un coup de main pour mettre le vélo à terre. Aujourd’hui il est trop tard pour se mettre à la recherche du boulanger. Ce sera pour demain à la première heure !
La soirée et la nuit sont quelques peu agitées, je rappelle quelquefois assez sèchement sur mes gardes arrière, il faut faire quelques aménagements sur l’amarrage, mais globalement, ça va. Ce coup de Maramu va durer plusieurs jours. Il faut « plier mais ne pas rompre » ! ça va le faire, comme on dit ! L’extrémité de cette jetée est un solide remblai et on est vraiment bien à l’abri du clapot, des embruns et même en partie du vent puisque, je l’ai dit, le quai est assez haut, un peu plus haut que mes coques. Il n’y a que la nacelle et le lazzy bag qui laissent prise au vent. Et puis, 30 nœuds, ce n’est pas non plus la tempête !
Pas de pain pour le petit dèj donc, mais un beau soleil sur l’horizon.
Une voiture approche. C’est la première fois qu’on en voit une s’engager sur la jetée depuis qu’on y a jeté notre grappin… Elle stoppe à notre hauteur. C’est « le » policier municipal de l’île. Mandarine est au garde à vous ; ce n’est pas le moment de faire le mariole, elle l’a bien compris ! Le gars n’est pas là pour nous chercher noise, mais pour nous informer que le confinement a été décrété par le haut- commissariat et qu’en conséquence nous devrons rester sur le bateau de ce soir 19H à lundi matin 7H…
Bon, on est vendredi matin. Ça laisse donc à l’équipage toute la journée pour chercher le boulanger, « visiter les magasins » et faire un brin de gringue à la postière… De mon côté, je continue à tirer sur mes amarres mais, je l’ai dit, ça va.
Bon, tout le week-end, ça risque de faire un peu long quand même…
C’est justement ce que doit se dire le patron de son côté, car quand il revient un moment plus tard avec deux belles baguettes dorées sous le bras, il m’avise des « dispositions qu’il a prise » comme il dit ! Bon j’aurai aimé dire mon mot, mais comme il se trouve qu’on a pensé à peu près la même chose, c’est juste histoire de dire…
Ce qu’on s’est dit chacun de notre côté, c’est que ce Maramu qui soulève un sacré vieux clapot dans le lagon, dehors ce serait un sacré bon carburant au portant !
De toute façon, quand il va s’épuiser dans quelques jours, Maramu laissera place au régime des vents d’Est qu’on a eu quasiment sans interruption depuis six mois qu’on zone dans les Tuamotus. En résumé notre « percée vers l’est » va devoir s’arrêter là, à Makemo… Et puisque qu’on doit de toute façon rentrer un de ces quatre à Tahiti pour finaliser le voyage de Geraldine, pourquoi ne pas profiter de ce vent généreux pour régler l’affaire en deux jours ? On part demain matin samedi et on mouille la pioche lundi soir tout au fond de port Phaéton à Taravao, le fameux « bercail » dont je parlais un peu plus haut ! Comme des fleurs !
Le hic, le patron l’a décelé comme moi… Demain matin, samedi, en plein couvre-feu, y’aura évidemment personne au bout de cette jetée pour nous larguer les amarres depuis le quai… Les premières patates étant à cinquante mètres sous le vent, il n’y a pas d’alternative… Quand les deux dernières amarres seront larguées, mon capitaine aura vingt secondes pour les remonter en vitesse avant de sauter derrière la barre et d’embrayer les deux moteurs….
Sans ce foutu couvre-feu ont aurait pu demander au pêcheur qui vient justement de nous apporter gentiment un magnifique régime de banane, de revenir demain matin nous filer un coup de main. Mais bien sûr, avec le couvre-feu c’est devenu impossible !
Du coup, c’est au policier municipal qu’il s’est adressé, mon capitaine, avant de rentrer, ses deux baguettes sous le bras. Le gars finit son service à huit heures demain matin ; il passera un peu avant nous aider à rembarquer le vélo et larguer l’entrelacs de bouts qui me maintiennent à distance respectable du quai.
Voilà ! tout est réglé, du coup ! Plus qu’à profiter au mieux de cette dernière après-midi dans les Tuamotus !
Le lendemain matin, le gars est à l’heure. Nous on est prêts depuis longtemps ! Le patron démarre illico les moteurs. Le temps de démêler l’écheveau ils auront largement le temps de chauffer.
Le gars commence par nous dire qu’il a eu un contact avec le JRCC Papeete qui nous conseille de reporter notre départ à demain. Flûte ! Mon capitaine fait valoir qu’on rentre sur Tahiti et qu’on sera au portant tout du long, qu’il n’y a donc pas de problème, il ajoute encore que le JRCC pensait sans doute qu’on voulait continuer vers l’est. Heureusement le policier n’insiste pas et on attaque la manœuvre dans la foulée. D’abord le vélo, ensuite toutes les gardes… bref, ça prend une bonne dizaine de minutes… Mais ça y est ! Je décolle du quai, le patron rentre les dernières amarres en vitesse, bat en arrière, j’évite en douceur…. On est partis !
Enfin, pas tout à fait, l’étale de marée basse est vers 10 heures. On va faire des ronds dans l’eau à l’abri du récif en attendant ! Pas question de remouiller la pioche dans ce clapot et de se retrouver avec l’ancre engagée quand il sera temps de mettre le cap sur la passe !
Vers dix heures moins le quart, la VHF grésille : « voilier pour poste de Pouheva…. Voilier pour poste de Pouheva ». C’est le petit gars de la police municipale ! Lui, il n’a que deux raisons de nous appeler….
La première, c’est pour nous dire que la passe est praticable maintenant, qu’on peut y aller. La seconde c’est pour nous dire que le JRCC vient de lui donner l’ordre de ne pas nous laisser sortir… le JRCC on a déjà eu affaire à lui. C’est pas des mauvais bougres. Ils nous ont même filé un sacré coup de paluche quand il a fallu rentrer à Port Villa à l’arrache pour ravitailler en pleine panique COVID, l’année dernière, si vous vous rappelez ! Ceci dit, ça reste des mirlitaires…
Vu que le policier municipal nous a dit lui-même qu’il terminait son service à 8h, et qu'il en est presque dix, y’a 9 chances sur dix que la seconde raison soit la bonne… Heureusement , le gars n’a pas pris la peine de relever mon matricule… Sûr que s’il m’avait appelé par mon nom de baptême, ça aurait été plus embarrassant de ne pas répondre… Mais là «voilier» ? Même si c’est forcément nous, puisque depuis deux jours on a eu tout le loisir de vérifier que j’étais bien le seul dans la place, il n’en reste pas moins qu'en théorie, ça peut être n’importe qui d’autre, non ?
De fait, le patron répond pas . A la place, il monte les deux moteurs à mi-régime pour s’engager aussi sec dans la passe… Y’a encore du courant, mais à peine deux nœuds et il nous pousse. On reçoit encore trois quatre fois l’appel et ça se tasse. D’ailleurs ça y est, on est sortis ! Le gars n’aura plus qu’à répercuter au JRCC qu’il n’est pas arrivé à nous contacter. Basta.
Le chemin jusqu’à l’autre passe, qu’on a mis toute une après-midi à faire dans la pétole à l’aller, on le couvre cette fois en à peine deux heures. Pourtant, Tonton a choisi l’option de naviguer sous Génois seul. A partir de là, on va en effet courir plein vent arrière jusqu’à Tahiti. Faudra même sans doute en rouler quelques tours dans les grains. Avec trente nœuds de zef au cul pas la peine de s’embarrasser avec les caprices de la grand-voile à cette allure !
Voilà c’est parti pour deux jours de camping dans le cockpit ! Mandarine est au jus ; elle a son coussin à côté de celui de Tonton et a parfaitement pigé le truc… Tant que Tonton reste cool, c’est qu’y’a pas à s’inquiéter !
C’est finalement le mardi matin que les mornes de Tahiti sortent, déjà très haut sur l’horizon, car la purée de pois les a cachés jusque-là. Maramu souffle toujours aux Tuamotus, mais à l’approche de L’île haute, il a laissé la place au régime d’alizés habituel qui nous convient bien aussi, mais n’a bien sûr pas la même fougue.
Plus que quelques milles pour contourner «la presqu’île», la passe de Teputa et on sera rendu. Mandarine a senti la terre ! Elle est tellement excitée qu’elle cavale de tous côtés et en oublie de tourner/virer autour de l’assiette du patron !