C'est avec deux grands paniers pleins que Géraldine et le patron quittent le cabanon de Ua Pou... salade verte, pamplemousses, mangues, citrons, tomates naines à gogo ! Il est déjà 10h30 du matin et aussitôt les deux paniers hissés à mon bord, mon capitaine démarre mes moteurs. Il faut lever l'ancre sans plus tarder si on veut arriver à Nuku Hiva avant la nuit.
Figurez-vous que nous y avons rendez-vous demain matin avec un certain Alex devant le Pearl Hôtel à Nuku Hiva...
Cet Alex n'est qu'un émissaire. Il est envoyé par un autre mystérieux inconnu prénommé Yann qui n'ambitionne rien de moins que de devenir mon nouveau patron. Vous pensez bien que je traîne les pieds... D'ailleurs les dieux semblent vouloir s'en mêler...
Voilà qu' à peine sortis de la crique où on a passé une si bonne nuit, je me trouve face à un vent frais de nord-est. Le patron a l'air de penser que c'est le vent d'est habituel qui tourne la pointe nord de l'île. Mais quelques milles plus loin, il faut bien se rendre à l'évidence... Les vingt nœuds de vent sont même de NNE et notre cap est plein nord. La mer est déjà bien agitée et Géraldine est déjà malade...
Hakahetau n'est encore qu'à deux milles sur l'arrière de mon travers. Mon capitaine n'hésite pas plus longtemps... demi-tour !
Me voilà donc mouillé derrière le promontoire rocheux qui ferme la baie d'Hakahetau au nord. Ça danse vilain, mais beaucoup moins que les deux monocoques qui fond carrément de la balançoire au fond de la baie !
Le plan du patron , c'est d'appareiller au milieu de la nuit quand le thermique sera derrière. On n'a que sept heures de route et le rendez-vous à Nuku Hiva est à neuf heures du matin. D'ailleurs ce rendez-vous, si ça ne tenait qu'à moi... Qu'on le loupe, et je ne m'en porterai que mieux ! Ne comptez donc pas trop sur moi pour y mettre du mien ...
Minuit. Ça s'est calmé. On lève l'ancre pour arriver comme prévu au petit matin.
On est à l'heure. Alex aussi. C'est un petit gars jovial et plutôt sympa.
Le voilà qui commence à m'auscultez de près.... C'est pas un bleu ; pas les éclats de peinture qui l'intéressent. Il reste un bon quart d'heure dans chaque moteur, descend inspecter les quilles avec un masque et des palmes que lui prête le patron, pose tout un tas de question sur mes antécédents... Bref, je vous la fait courte, le soir même son pote Yann téléphone au patron pour dire "qu'il prend le bateau "...
Vous parlez d'une nouvelle ! Ça me rappelle la fois où j'ai cru que mon capitaine me laissait en plan, qu'il en avait sa claque et qu'il se barrait tout simplement... Rasé de près avec ses habits du dimanche et son petit sac à l'épaule ! C'était du temps d'Alfred à Bermaguy. C'est vrai qu'on en a fait du chemin depuis l'épisode Alfred ! On a même carrément traversé le Pacifique ; à nous deux en plus ! On a rencontré le roi Ti Nemo, démâté, remâté, foncé à dix nœuds vers le cap Horn avant que les dieux s'entremettent cette fois encore, nous faufilent entre deux cyclones vers les îles Australes. Peut-être que ça va tourner pareil, que mon capitaine va revenir en grognant : " Bon, y'en a marre cette fois, on file direct à Sydney trouver ce qu'il faut pour liquider ce salopard d'Alfred . "
C'est vrai que cette fois il y a Géraldine dans le tableau ! Et Géraldine elle pèse très lourd dans la foutue caboche d'entêté du vieux. Ceci dit, Géraldine, elle est définitivement de mon côté... Jamais vu personne faire régner l'ordre à mon bord de cette façon-là ! Tout est toujours briqué nickel ; côté rangement c'est carrément Noël toute l'année ; si elle trouve un truc détraqué hors de son rayon d'action, elle en fait aussitôt part à mon capitaine pour qu'il le répare fissa. Non, je crois vous l'avoir déjà dit, moi, avec Géraldine à bord, j'ai plus qu'à mettre les pieds sous la table ! Seul bémol, tout ça c'est quand il fait beau, qu'on est au mouillage ou dans des eaux abritées... À la moindre de mes cabrioles, Géraldine se cale sur le banc de cockpit tribord et n'est plus bonne à nib ! Pas le pied marin comme on dit... Elle prend ça très stoïquement, ceci dit, mais mon capitaine voit bien que les 4 semaines au bon plein vers Panama, ça passera pas ! Alors faire demi-tour ? Oui, ça d'ici trois ou quatre mois ce sera possible. Enfin possible si le fameux Covid ne repart pas de plus belle et que nos amis australiens ne retardent pas d'autant la réouverture de leurs frontières maritimes qui sont pour l'instant bouclées à double tour ! Il a donc ses raisons mon capitaine, je dois bien en convenir. Alors bon, on a fait un sacré bout de chemin ensemble, voilà. On se quitte bons amis et la vie continue ! Elle est comme ça la vie... " À la vie, à la mort " c'est juste au ciné !
Après rien ne dit que Yann ait l'intention de me transformer en caravane, ce qui est quand même la hantise des gars dans mon genre... C'est paraît-il un champion de pêche au gros et du coup peut-être le début d'une nouvelle vie pour moi ?
Bon c'est loin d'être fait. Ça suit son cours comme on dit ! Un coursier de mon pédigrée, ça se vend pas à la sauvette... Pour l'heure on se remet de nos émotions au mouillage au fond de la baie de Taioha, la capitale de Nuku Hiva.
Mon équipage a adopté un rythme de croisière ; si on peut dire puisque j'ai bougé d'un malheureux quart de mille en une semaine. Juste histoire de me rapprocher du quai des annexes.
Ils se cantonnent à de petites ballades vespérales le long du front de mer, exceptionnellement jusqu'à une petite plage de galets, de poisson cru au lait de coco à la gargote du quai, de soirées poker avec deux petites blondes que le matelot a draguées sur le port. Bref rien de palpitant pour moi qui ne suis fan ni de cartes ni de blondes dans la fleur de l'âge...
Tant et plus qu'un beau soir, capitaine et matelot sont pris d'un accès de bougeotte. La patronne suit le mouvement sans enthousiasme particulier et au matin me voilà parti pour une crique qui semble offrir un abri sûr quelques milles dans l'ouest.
L'entrée est mystérieuse ; genre repère de pirates. On ne la découvre que le nez dessus, un peu comme la calanque de Bonifaccio dissimulée derrière sa haute falaise.
Un voilier y est déjà mouillé... Et quel voilier !!! Goélette noire de 100 pieds au bas mot.... Pont rutilant, gréement élancé, pavillon de la famille royale d'Angleterre... On sort les canons ou on se fait inviter à la table de Lord Trucmuche ?
Pour l'heure je me glisse derrière. La collègue doit tirer au minimum trois mètres cinquante ; j'ai donc largement la place pour éviter tout mon saoul entre la plage et elle. Malgré l'indentation étroite et profonde orientée au nord-est qui devrait offrir un excellent abri puisque le vent souffle de l'Est depuis des semaines et probablement pour l'éternité, le mouillage est houleux. En fait, on ne le sait pas encore, mais cette crique est maudite...
L'endroit s'appelle Hakaui et est repéré dans les guides comme point de départ d'une randonnée vers la plus mirifique cascade des Marquises qui en compte pourtant foison. Ce sera bien sûr pour demain, mon équipage en étant pour l'heure à sa partie de cartes post-dinatoire... Le jour suivant se lève donc sous les auspices d'une journée découverte. L'idéal serait bien sûr de gagner la belle plage qui borde le fond de la crique en annexe et de revenir ensuite à pied vers la crique voisine au fond de laquelle s'est construit le petit village d'où part certainement le balisage de la randonnée vers la cascade. Curieusement l'autre crique n'offre pratiquement aucun abri contre la houle d'est. Le village s'est pourtant construit là et un haut promontoire sépare les deux indentations. La végétation qui le couvre est un maquis desséché apparemment impénétrable. Une auscultation minutieuse à la jumelle ne détecte pas le moindre sentier... Pas plus au pied de la paroi rocheuse qu'à flanc de coteau. Il va falloir armer notre annexe en conséquence et aller aborder l'autre plage par-dessus les rouleaux !
Pourtant, de sentier, il y en a un... On sera bien obligé de le dénicher le surlendemain, lorsqu'il s'agira d'aller récupérer notre ancre abandonnée sur place et probablement ensablée... " À crique maudite, sentier caché ! " Nul besoin d'être grand clerc !
Revenons à la fameuse randonnée... C'est marée basse ; du coup l'atterrissage en annexe sur la plage ne se passe pas si mal. Une rivière creuse un large sillon dans le sable et mes trois randonneurs parviennent à y tirer leur esquif d'une vingtaine de mètres vers le haut de la plage. Bien sûr, je ne les vois pas faire, abrité comme je le suis derrière le promontoire dont on a déjà parlé, c'est le soir qu'ils me conteront le sortilège. La pente de la plage est très faible et la marée d'environ deux mètres montera largement plus haut que la petite plateforme où ils sont parvenus à tirer l'annexe. Mais mon capitaine le sait. En conséquence il a embarqué ma deuxième ancre de secours, un FOB de 25 kg. il maille les dix mètres de chaine du grappin sur l'ancre fob, passe un bout de 12mm dans le dernier maillon et avec l'aide de son matelot ensable l'ancre à une trentaine de mètres des rochers les plus proches. Il bascule le petit moteur électrique à l'intérieur de l'annexe, cache le grappin démaillé sous une serpillère et les voilà partis.
Première rencontre : Christine. C'est la harpie de la crique maudite. En authentique naufrageuse, elle cache sous un visage jovial de bas desseins vénaux. Elle fait miroiter aux trois nigauds un menu pharaonique au prix du casse-croute de base qui sera servi pile poil au retour de randonnée. Elle calcule elle-même l'heure de retour de l'équipe sans omettre de prendre en compte le boitillement de mon capitaine qui retardera forcément l'affaire...
Ce qu'elle omet de préciser c'est que :
- la plus haute cascade des Marquises est à sec depuis belle lurette et la vasque qui récupère les derniers filets d'eau propose une eau croupie et fort peu propice au bain rafraichissant qu'il est loisible à tout randonneur d'espérer après deux heures de montée...
- Elle compte doubler le prix du généreux casse-croute en servant d'autorité des desserts et des jus.
- Elle escompte de plus leur vendre quasiment de force quantité de fruits et de légumes pas murs au prix du marché de Papeete.
- Elle passe pour l'instant sous silence la redevance de 10 euros par tête de pipe due à un certain Maurice dont le chemin de la cascade traverse les terres, mais qu'elle a l'habitude de percevoir pour le compte de ce dernier...
Mes compères sont d'excellente humeur et cette première rencontre ne les décourage en rien. Le chemin traverse d'abord des vergers, puis rejoint une voie royale joliment empierrée et ombragée, bordée de nombreux Pae-pae et de profondes tombes en pierre sèche, puisque la fameuse cascade était, à l'époque où elle coulait encore, un lieu où se pratiquaient les rites ancestraux.
Le genou de mon capitaine n'ira pas tout à fait jusqu'au bout, mais l'endroit qu'il choisira pour attendre ses acolytes au milieu des banians aux racines emmêlées dans les parois des tombes ouvertes et des Pae-Pae est à tel point enchanteur qu'il ne soupçonnera même pas les essaims de nonos ( petits moustiques féroces) dont la forêt est peuplée mais auxquels son vieux cuir est parfaitement hermétique.
C'est les deux autres qui à leur retour, en sus du rapport sur la vasque d'eau croupie et la cascade asséchée, lui apprendront la nouvelle...
Des déconvenues somme toute minimes jusque-là, en regard de la très belle balade le long de ce chemin royal. Une descente certes un peu douloureuse pour mon capitaine particulièrement dans les passages à gué, mais rien de comparable avec la nouvelle qui l'attend à la gargote...
Un enfant a retrouvé l'annexe retournée dans les rochers, moteur fracassé...
Aussi vite que sa jambe raide le lui permet, mon capitaine se précipite sur les lieux du naufrage... Fracassée, c'est bien le mot . une pale de l'hélice a pété net ; l'arbre a été arraché du carter... la coque à moins souffert ; le fameux Maurice a dû intervenir à temps. Il l'a remise à l'eau, l'a tirée de l'autre côté de la plage, puis hissée hors de l'eau. Pas de dommage majeur ; l'étrave est un peu plus ébréchée qu'avant , il y a un pet à l'intérieur du tableau arrière ; elle s'est donc bien retournée... Pas trace de l'ancre, ni de la chaine. Par contre le bout est là... Entier, ni cisaillé, ni effiloché... un nœud de chaise qui saute, de mémoire de marin, ça ne s'est jamais vu ! Un sortilège alors ? Les trois avirons sont toujours là ; ça c'est moins étrange, peut-être flottaient-ils autour de l'annexe quand Maurice l'a récupérée ?
Pour l'heure, c'est marée haute. Maurice a calé la quille sur des galets plats. Pas d'autres soucis pour l'instant donc. Retour à la gargote. Le casse-croute n'est pas franchement gai, on s'en doute... pas très bon non plus, mais c'est le dernier des soucis de mon capitaine. Il ne sourcille même pas pour la "taxe de passage" de trente euros qu'il remet du coup directement à Maurice. Lequel Maurice nous a quand même sauvé l'annexe du naufrage pur et simple...
De mon côté la journée a été très calme... Trop calme. Rien n'a bougé sur le pont éclatant de ma majestueuse voisine. Sa luxueuse annexe est restée immobile contre son bord. Aucun mouvement non plus au pied des mâts ou le long des passavants. Un peu comme si on attendait là-bas que je mette les voiles pour reprendre une activité interrompue hier après-midi par mon arrivée intempestive et les regards forcément curieux de mon équipage... Activité que je ne peux du coup m'empêcher d'imaginer au minimum illicite...
Remettre une annexe à l'eau face aux lames qui déferlent, ce n'est pas du gâteau, croyez-moi ! mais mes gaillards s'en sont sortis et ont ramé ensuite jusqu'à mes jupes.
Le lendemain matin, ils sont allés jusqu'à la plage au fond de la baie et ont fini par trouver un sentier qui menait au village à travers la broussaille.
Sur place, c'est Géraldine qui a retrouvé l'ancre dont seul l'organeau dépassait encore du sable. La chaîne était intacte, le mystère entier...
Une petite vedette qui venait de déposer à la diable quelques touristes au milieu des rouleaux, s'apprêtait à remettre ses moteurs pour repartir aussitôt et mon capitaine oubliant sa jambe raide a couru jusqu'à elle pour demander à son pilote d'embarquer notre ancre et de nous déposer à mon bord.
A peine remonté dans mon cockpit, mon capitaine a démarré mes deux moteurs... Pas question de rester une heure de plus dans la crique maudite !
Le vieux est passé à portée d'escopette de notre silencieuse et un rien mystérieuse voisine pour prendre quelques photos et, mine de rien, tenter de percer quelques bribes de ses secrets... Il y avait un type debout sur le pont cette fois, tout en blanc; smoking peut-être ? Il nous tournait le dos, l'attention comme entièrement captivée par le pied de sa misaine. Pas un signe, pas un geste, juste un autre mystère...
fin de l'épisode