Le bout du monde n'a que cinquante âmes…
Me voilà en approche de l'atoll de Fakarava, si vous vous rappelez. Mon nouvel équipage est remis de ses émotions et découvre son premier atoll polynésien. De très près, puisque je longe le platier à une centaine de mètres tout le long des 5 milles qui nous séparent encore de la passe d'entrée. Le soleil est revenu en début d'après-midi et c'est maintenant dans la lumière dorée du couchant que se fondent les verts divers (hé, hé !) de cette végétation si particulière des atolls polynésiens, largement dominée par le coco lucifera, autrement dit, le vulgaire cocotier…
Je franchis la passe avant la nuit, mais le temps de remonter le chenal balisé jusqu'au village de Rotoava, qu'on connaît maintenant comme notre poche avec le patron, il fait nuit noire et il faut mouiller à l'aveuglette au cul de la flottille déjà endormie.
C'est donc le lendemain matin que mes trois acolytes descendent humer la terre ferme. Pour aujourd'hui le programme est d'ordre pratique… se connecter sur le wifi du petit bureau du tourisme pour récupérer les dernières nouvelles et donner les nôtres , soutirer quelques FPC à la tirette ( c'est comme ça que le vieux appelle les DAB ) , repérer la gargote qui va bien pour le soir, etc… Et bien sûr, élaborer autour de trois « hinano » (bière tahitienne) le programme plus ambitieux des jours suivant…
Ambitieux et chargé…. Puisqu'il s'agit de contourner l'atoll par la côte au vent (35 milles quand même), entrer de nouveau dans le lagon par la passe sud, dite «passe aux 400 requins», jeter au passage un coup d'œil prudent sur cette curiosité prometteuse depuis l'annexe avec masque et tuba, et remonter ensuite vers l'est à l'intérieur du lagon jusqu'au mouillage d'Hirifa, le meilleur abri de l'atoll, encastré dans sa pointe sud-est . Là, on est à peu près sûr de retrouver des copains ! De mon côté « Ouf », le petit cata rapide d'Aline et le Bahia d'Adrien ; le patron de son côté retrouvera Aline et Adrien, bien sûr, mais aussi Francesco et sa landaise qui font du « RB&B » à l'intérieur du lagon de Fakarava avec leur Venezia. Le plan serait de remonter ensuite par le lagon jusqu'à Rotoava, « la métropole » de ce petit monde de 1275 âmes, devant laquelle nous avons mouillé hier soir, pile en face du clocher de l'église comme il se doit… Là, il faudra encore faire le plein de gas-oil, puisque c'est quand même un peu pour ça qu'on est là ; Fakarava étant le seul atoll des Tuamotu pourvu d'une station de carburant au bord de son «quai de la goélette». Remplir des réservoirs de 450 litres à coup de brouette et de bidons, ça se fait bien sûr, mais quand un pompiste vous passe un tuyau avec le sourire et qu'il n'y a plus qu'à appuyer sur le pistolet…
Dans la foulée il restera à faire le plein d'eau. Là, il faudra s'en tenir aux bidons… 3 par jour maximum, dixit la vahiné de la mairie qui détient la clef du robinet…
Et puis voilà qu'à peine rentré à bord, mon capitaine découvre une fenêtre sur son logiciel météo pour filer plein Est vers Raroia, un petit atoll à 180', pile dans l'Est… Ce serait pour jeudi matin.
Bien sûr en deux jours on peut le faire notre programme «Total Kéops à Fakarava». C'est juste que ce serait un peu serré... Vu que demain matin on sera déjà lundi et qu'il faut être revenu Rotoava mercredi soir si on veut pouvoir appareiller jeudi matin à l'aube…. Et ça, la pression, c'est justement ce que le patron n'aime pas… Evidemment si on avait pu chopper la fenêtre depuis la passe sud, ça aurait collé pile poil ! Mais malheureusement ça n'est pas le cas ; ces 35' perdus sur le vent qui sera presque plein nord jeudi, on ne pourrait les regagner qu'en faisant du près tout du long (180' quand même). Et le près serré, c'est un autre truc que le patron n'aime pas… Tout comme moi d'ailleurs qui me fait rincer vilain à chaque fois !
Du coup d'un commun accord mes acolytes se rendent à la raison… Ce sera deux jours de repos émaillés de petites sorties à la fraîche ! Et Jeudi matin à l'aube un départ ronflant pour une étape inespérée plein Est. Faire route plein Est plus de 24 heures, dans un coin ou l'alizé règne en maître 90 jours sur cent, voire plus, c'est tout bonnement une aubaine à ne manquer sous aucun prétexte…
Le petit village de Rotoava est tout ce qu'il y a de sympa, ses habitants aussi ! Ils se foulent pas plus qu'ailleurs, ceci-dit… Telle gargote est ouverte du mercredi au samedi le soir, telle autre le midi seulement car le soir elle sert de repère à une secte d'évangéliste ou de mormons ; la mairie et donc le robinet d'eau ne sont ouverts que le matin, l'office de tourisme un jour sur deux, etc. On voit pas non plus pourquoi ils s'en feraient davantage les gars, dans ce petit paradis ? Du coup ils ont tout leur temps pour bavarder et sont extrêmement serviables, la réplique « ah là, excusez-moi, mon bon monsieur, je n'ai absolument pas le temps ! » ne fait pas partie du lexique. Si tu demandes ta route vers un endroit précis, l'interpellé t'accompagne tout simplement à destination en bavardant . C'est vrai aussi que ce n'est jamais à trois kilomètres, puisque Rotaova coincé entre l'océan et le lagon est centré sur le quai de la goélette et ne dépasse pas 500 mètres de rayon. Ceci dit le moindre péquin dispose d'un 4x4, au minimum d'un scooter ou d'un vélo électrique. Le patron est bien le seul à parader au guidon de son b'twin tout rouillé !!!
Tiens, une petite blague en passant ; il y a quelques jours à Taravao (Tahiti), il vient à l'idée de mon capitaine d'acheter un second vélo pour Géraldine. Les voilà donc dans le magasin de sport du bourg pour se renseigner sur le coût de l'opération…
- Vous vendez de vélos ? demande Tonton.
- des vélos comment ? s'informe la vahiné en charge du magasin.
- Le vélocipède de base, quoi. Un premier prix.
- Ah, ici, on n'a que des vélos d'appartement et des vélos électriques…"
Le mercredi matin, en pleine corvée d'eau, le patron croise Francesco et son fils. Ils sont tout contents de se revoir, échangent les nouvelles du lagon. L'arrivée de Géraldine entre autre… Francesco largue ses clients à midi et propose du coup au patron de passer chez eux dans la soirée. Qu'il n'oublie pas d'amener Géraldine, qui était déjà connue comme le loup blanc de Rangiroa à Fakarava avant même d'avoir atterri à Tahiti !
Le jeudi matin, le départ est retardé de deux heures car je tiens à ce que le patron poste l'épisode que j'ai achevé la veille en compagnie de Mandarine pendant que les trois autres se baladaient à droite à gauche ! Car Dieu sait quand on pourra se connecter de nouveau vu la taille minuscule du prochain atoll que nous visons… C'est celui de « Raroia ». On ne l'a retrouvé dans aucun guide ; pas même sur le «carnet d'escale en Polynésie française» pourtant très détaillé… Et pas davantage dans l'annuaire des marées du SHOM (service hydrographique de la marine) qui détaille pourtant le moindre petit port de pêche. Tout ce qu'on a pu apprendre de la bouche des locaux, c'est qu'il y avait bien un village… Et que l'unique passe est balisée. Pourtant personne n'a pu nous préciser la taille dudit village ni la population de l'atoll. Ça sera la surprise !
Le vent de nord est là, juste à l'heure dite ! Une route tranquille plein travers. Un peu avant la nuit, je longe déjà l'atoll de Raraka.
Et le lendemain vers 13h je suis devant la passe de Raroia.
Sauf qu'entretemps mon capitaine a sorti de sa manche une nouvelle option…. La météo du matin annonce que ce vent du nord modéré autant que providentiel va se prolonger une vingtaine d'heure de plus… Exactement le temps qu'il me faut pour gagner plein Est le dernier atoll habité de l'archipel des Tuamotu… dernier vers l'Est, s'entend : « Fakahina », à 135' dans l'est de Raroia.
Evidemment ce petit atoll d'à peine 5 milles de long figure encore moins dans les guides nautiques que celui de Raroia, mais sur le traceur de cartes, on décèle nettement deux petites passes sur sa face sud. Ce qui tombe parfaitement bien puisque le vent qui aura déjà un peu faibli quand on arrivera devant les passes soufflera toujours du nord. Tout cela, bien sûr, si on valide l'option… Option quand même assez tentante puisqu'on s'apprêtait à relâcher à Raroia précisément pour y attendre la fenêtre météo suivante qui nous permette, soit de continuer à faire route à l' Est , soit de faire route au NNE, directement vers les Marquises… Or pour le coup, cette fenêtre elle est là ! Il n'y a qu'à se baisser !!!
À côté, tout le monde était content d'arriver, moi le premier ! Etienne est déjà amariné, Géraldine pas tout à fait encore… Bref mon capitaine se doit d'y aller avec des pincettes…
Il explique donc le plan « Fakahina direct et dans la foulée », ses avantages et son inconvénient majeur…. À savoir qu'au lieu de mouiller ma pioche dans un lagon abrité dans une petite heure, on ne le fera que le lendemain ! Tout cela clairement exposé, il s'en lave les mains… « Discutez en ensemble et mettez-vous d'accord, moi j'ai un petit bricolage à faire à l'avant, j'en ai pour dix minutes… »
Et c'est comme ça qu'on a serré le vent pour doubler la pointe nord de Raroia sur le même bord avant d'attaquer une nouvelle nuit en mer vers Fakahina dans la foulée!
Mais avant, puisqu'on allait longer l'atoll de RAROIA sur plusieurs milles, on a commencé par préparer une deuxième ligne de traîne.
On a eu beau raser le platier on n'a jamais touché les fonds de moins de 100 mètres sur lesquels on a toujours une petite chance de prendre autre chose que du pélagique (baraduda, carangue, etc.). Mais macache ! On a gardé les lignes à l'eau jusqu'à la nuit sans succès…
Heureusement le patron les a remises dès le petit matin du lendemain et bien lui en a pris, car moins d'une demi-heure plus tard les deux lignes ont tapé en même temps…. Du gros et même du très gros à Bâbord ! À tribord, le gaillard est arrivé à s'en sortir. Tonton a vite remonté la ligne pour qu'elle ne s'emmêle pas avec l'autre comme ça arrive régulièrement quand ça tape des deux côtés en même temps. Pas de dommage de ce côté-là : le rapala était bien au bout avec ses deux hameçons intacts.
Géraldine qui sommeillait encore dans le cockpit, s'est réveillée en sursaut ! Plus question de mal de mer ou autre… urgence oblige ! C'est vraiment du très gros, il a dévidé tout le moulinet qui était pourtant bien serré. Voilà mes deux pêcheurs arcboutés sur le moulinet. Mais rien à faire, l'animal tire trop fort ! Il faut ralentir davantage… rentrer le génois en vitesse et lofer suffisamment au pilote pour que le grand-voile ne porte plus qu'à moitié, juste de quoi garder la ligne tendue. Il ne faut pas moins d'une demi-heure à mes deux forçats pour ramener la bestiole le long de la jupe. Reste à le choper à l'ouïe avec le croc, à le basculer dans la plus grande des cuvettes disponible, à l'estourbir et à remonter le tout sur la passerelle….C'est un «Listao», grosse bonite à dos rayé de 15 kilos.
Vingt minutes plus tard les filets sont débités et rangés dans le frigo à l'abri des petites dents pointues de Mandarine qui est terrassée par un accès foudroyant d'atavisme félin et tourne dans le cockpit à la vitesse du son. « Au diable les foutues croquettes !!! » Miaule-t-elle sauvagement à qui veut l'entendre.
Le temps de tout ça, je suis déjà en vue de Fakahina. Le spectacle de l'atoll qui sort de l'horizon sous le soleil levant est splendide. J'approche de l'atoll par son côté ouest. Il faut donc contourner un large platier sur lequel la houle déferle rageusement avant de serrer sa côte sud à la recherche des deux passes.
On admire autant qu'on cherche la trouée promise par « Navionics » (l'éditeur des cartes numériques utilisées par le traceur), puisque malheureusement nous n'avons pas les cartes de détail du SHOM (service hydrographique de la marine), mais seulement quelques routiers.
Première déconvenue…. La première passe est barrée par un pont ! Ou plutôt une chaussée qui n'autoriserait même pas le passage d'une petite embarcation. Pourtant on repère deux pécheurs à proximité. Ils sont bien sortis par quelque part ces deux-là !!! Je continue donc à longer le platier vers l'Est à la recherche de la seconde passe. Mais un demi mille plus loin, il faut se rendre à l'évidence… Pas plus de passe que de beurre en branche dans le coin ! Il y a bien une trouée dans la végétation à l'endroit mentionné par la carte, mais le platier affleurant, lui, est continu.
On s'approche d'un pêcheur. On lui fait signe d'assez loin pour qu'il comprenne qu'on veut lui parler et qu'il ait le temps de rentrer ses lignes. Le gars confirme... pas de passe à Fakahina… c'était juste un mirage ! On lui demande encore si il y a un endroit où l'on pourrait mouiller pour quelques heures… Mais la longue houle qui vient se fracasser sur le platier alors que nous sommes sur la face sud de l'atoll et que le vent souffle du nord depuis deux jours, illustre largement sa moue dubitative…
Demi-tour ! Mon équipage se console comme il peut... Les deux heures de moteur qu'on va devoir faire pour revenir en face du village sur la côte nord-ouest de l'atoll avant de reprendre notre route vont bien aider notre petit frigo à conserver nos 9 kilos de filet de bonite…
Un moment plus tard, devant le village, un autre pêcheur vient vers nous. C'est un marquisien. Il vient juste aux nouvelles. On bavarde un moment bord à bord. Peu avant, Géraldine a repéré une manche à air qui semble indiquer qu'il y a une petite piste d'atterrissage derrière les cocotiers. Le gars confirme. Il y a un avion par semaine et une goélette qui passe toutes les deux semaines pour approvisionner les 50 habitants de l'île, et probablement embarquer le stock de coprah qu'ils ont récolté entre-temps. Mais à cause de la houle permanente, la goélette ne peut pas mouiller. Elle reste en panne une heure devant le village pendant que des petites embarcations similaires aux deux qu'on a croisées font des allers et retours avec l'étrange abri construit à leur intention. Il se compose de deux brise-lames parallèles espacés d'une dizaine de mètres seulement et qui s'avancent d'une centaine de mètres dans la mer. Au fond il y a un slip pour mettre les embarcations à l'eau ou au contraire les sortir rapidement. C'est en regardant le marquisien s'éloigner vers le village et soudain disparaitre entre les deux brise-lames qu'on pige le truc. Il n'y a certainement aucun autre moyen d'aborder l'atoll de Fakahina sans danger. Et pour nous ça veut juste dire qu'on a minimum trois jours de mer en plus devant nous… Heureusement, on n'est pas venus pour rien puisque Fakahina nous a offert ce magnifique «Listao» et un sentiment de bout du monde jamais approché à ce point jusqu' alors…
D'autant que la situation est loin d'être désespérée ! À force de faire route à l'Est, je suis maintenant pile au sud de l'archipel des Marquises, à environ 400 milles. Quelques heures de moteur supplémentaires qui tombent à pic pour la conservation de nos filets de Listao, le temps que ce qui n'est plus qu'une petite brise de nord laisse de nouveau place à l'alizé qu'on n'aura plus qu'à remonter tranquillement au bon plein en essayant dans le désordre toutes les recettes connues et inconnues à base de thon rouge ! L'affaire de deux nuits au plus...
Fin de l'épisode