Ledit Charles aussi nous avait franchement épaté, le patron et moi ! Au pire du tohu-bohu, voyant que le patron s’en sortait pas, il était allé extraire sa propre caisse à outil de la pointe avant, ce qu’était déjà une sacrée performance vu mes mouvements désordonnés et rageurs dans cette mer hachée… Faut dire que mon gréement dormant, il était d’époque à 90% quasiment… Les ridoirs étaient grippés, les clavettes soudées dans leur logement par la corrosion, les axes matés par la fatigue… Les outils du patron, ils étaient pas vraiment fait pour ça… Tandis que le morceau de scie à métaux « réaffutée rasoir», la queue de rat pétée net pour chasser les goupilles et la massette à manche court de la caisse de Charles, maniés avec la dextérité de celui dont ce sont les outils de base, ont fini, eux, par gagner la partie… La Géraldine en retrait, agrippée au projo qu’elle braquait coute que coute sur les quatre mains affairées autour de ces blocages têtus qui cédaient les uns après les autres aux efforts des deux compères arc-boutés sur les petits outils providentiels de Charles….

Bref, c’est là-dessus qu’il s’est basé le patron pour faire son plan. Puisque Charles était foutu de se sortir d’à peu près n’importe quoi avec sa caisse à outils improbable, c’est lui qui garderait le bateau. Et puisque Charles à côté de ça était capable de se prendre des cuites épouvantables, Géraldine, depuis son atelier qui n’était distant que de trois ou quatre cents mètres veillerait au grain…

Le patron lui partait à La Rochelle, où il faudrait refaire mât, bôme, voiles, étai, haubans et tous les accessoires… Fourrer tout ça dans un container et l’expédier sur Maurice…

Et c’est comme ça que ça s’est passé ! Cap'tain Philip est revenu un mois plus tard, avec déjà pas mal de trucs dans sa besace pour commencer à bosser… Des tas de trucs qu’avaient rien à voir avec mon gréement mais que j’étais rudement content de voir rénover par mes deux spécialistes ! Ils ont commencé par me refaire des toilettes nickel, comme neuves, même ! Ils ont refait les plateformes de manœuvres arrière, toutes les étanchéités, fermetures de capot et autres… Et puis Giovanni s’en est mêlé, a refait le tableau électrique, remis en route toutes les pompes, repris le câblage un peu partout où ça battait de l’aile… Et puis Franck est arrivé à son tour… Il m’a reconstitué une vraie pharmacie de bord, avec toutes les atèles et bandages possibles… On avait du temps, beaucoup, car le container n’arriverait à Maurice que deux mois plus tard. Du coup on a peaufiné, refait les banquettes du cockpit en latte de nanto, un bois malgache magnifique, dur comme le bois de fer, mais d’un bel orangé. Charles a laissé libre court à ses talents d’ébéniste, portes de placard ouvragées, coffres profilés, caillebotis en hintsy, une autre essence malgache beaucoup plus lumineuse que le teck…

Entre-temps, on avait quitté le mouillage de l’îlot Madame pour s’installer dans le petit port du barachois, à quelques mètres du quai. Comme on était maintenant plusieurs à bord c’était plus pratique, l’annexe était en va-et-vient avec le quai, on n’avait plus besoin de s’attendre ou d’aller se chercher. Les quincaillers et le marché étaient à 50 mètres et l’atelier de Géraldine à cent.

Climax au barachois - Sainte - Marie 

Ce faisant, Cap'tain Philip surveillait de près la météo. Jusqu’à fin septembre entre Sainte-Marie et Maurice l’alizée souffle à perdre haleine… Rien à espérer ! Mais courant octobre, des fenêtres ont commencé à s’ouvrir… Un jour, deux jours… Il nous en fallait trois ou quatre, des jours de vents faibles pour passer au moteur… on parle quand même de 450 milles vers l’Est-Sud-Est, soit quasiment face aux alizées… Y’a eu plusieurs fausses alertes… Dès qu’une fenêtre s’ouvrait, on était dans les starts, Charles le premier pour qui ce serait la première virée hors des frontières… Et puis elle se refermait et on reprenait le train-train des petits travaux, en faisant bien gaffe toutefois de ne rien attaquer de rédhibitoire au cas où la prochaine serait la bonne…

Le 20 octobre, le patron a dit « je crois que c’est bon » pour la fin de semaine... Et puis le 23… C’est pour demain… Et le 24… C’est pour ce soir !

Quand tout a été rangé / paré et que la nuit est tombée, tous ensembles, on est allés à la pizza de Mamasan sur le port, ceux qui partaient, comme ceux qui restaient mais qu’avaient bossé sang et eau pour ma pomme, comme Géraldine et son aide, qui avaient refait toutes les coutures du bimini, des coussins, des matelas, et même des supers rangements pour les manœuvres des deux cotés du cockpit, Babas aussi, un autre petit frère de Géraldine, expert soudeur, lui, qu’avait pas manqué de boulot non plus !

Et à minuit tapantes, ils nous ont largué les amarres. On se retrouverait très vite à Maurice… Le virus n’était pas encore dans l’air !

Du coup on allait arriver à Maurice avant le container… Mais c’était déjà mieux que l’inverse !

On a eu le temps prévu, de très belles nuits étoilées et pas l’ombre d’un  problème.

Trois nuits plus tard on était au mouillage d’attente devant Port Louis au milieu des pétroliers. On est rentré le lendemain matin à la première heure.

Sous prétexte qu’on venait de Madagascar, les douaniers m’ont fouillé de fond en comble, 3 heures durant… Jamais vu ça !!! Ils ont fait démonter jusqu’à des petites trappes tout au fond de mes pointes avant qui doivent toujours rester hermétiquement fermées au cas d’un choc imprévu sur mes étraves. Et dans l’équipe de fins limiers, y’avait une petite pimbêche qui, après tout ça, continuait encore à poser des questions tordues pour faire son intéressante. J’lui en aurait tiré deux plus que volontiers à celle-là, parole ! Mais Cap'tain Philip est resté zen, il a continué à répondre par la négative à toutes ses questions débiles, jusqu’à ce que ses collègues en aient visiblement marre de ses conneries et le lui fassent gentiment comprendre…

Voilà, on y était à Maurice ! Restait à aller faire un tour au chantier Taylor & Smith et à essayer d’avoir des nouvelles du container…