L’épisode qui vient est une aventure à part qui vient de nous arriver à Cap’tain Philip et moi… aussi incroyable que mystique. Pourtant il faut bien lui donner un numéro pour l’intégrer à nos aventures, afin que vous ayez une chance de la lire un jour. Ça, c’est encore assez facile. Ce sera donc quarante-trois et quarante-quatre pour faire bon poids... Ce qui est beaucoup plus difficile c’est de la raconter… Succession des coups du sort les plus traîtres et des coups de veine les plus opportuns… le tout en quelques heures seulement. En fait ça va ressembler à un conte… à quelque chose qui ne peut pas arriver dans la réalité ! On a eu très peur, plus que dans n’importe quelle tempête, peur à t’en faire passer le hoquet pour le restant de tes jours, peur à en perdre la raison sur l’heure, à se dire que le temps vient de s’arrêter, qu’il n’arrivera plus rien, parce que cette fois, c’est fini…Le plus étrange c’est que cette peur abyssale, on ne l’a pas partagée…. D’abord parce qu’on ne l’a pas vécue au même moment, mais surtout parce qu’on n’était pas ensemble !!!

Tellement difficile en fait que je ne sais pas par où commencer pour que ça ait l’air d’être vrai !

Si je commençais par l’état des lieux qui résumerait assez bien les forces en présence, le sombre acharnement du mauvais sort entrecoupé de petits éclats de veine extra-lumineux ? En gens raisonnables, certains diront… Mais par le début, tout simplement !

Ce n’est pas si évident à mon avis. Mais, soit, essayons comme ça… Par un décollage en douceur sur le bon versant de l’aventure…

                                                  Saison 1 : la foudre

Journée du vendredi 22 janvier

C’est jeudi matin  que le patron était allé récupérer en vélo le lazzy bag de ma grand-voile. Ce lazzy bag était en réparation chez un voilier, vallée de Nuutania…. Tout un programme en vélo puisque cette voilerie à l’excellente réputation est tapie à flanc de colline tout au bout d’un méchant faux-plat de trois bons kilomètres, impraticable en vélo après sept heures du matin. Un message nous ayant avisés la veille que le travail était fait, le patron s’est donc mis en route de très très bon matin…

Du coup, à neuf heures il était rentré. Il a glissé l’impétrant sous la table du carré puisqu’il était question de le mettre à poste aussi vite que possible. Aussi vite que possible, mais pas ce jour-là. Non, ce jour-là, la journée de boulot était class ! C’est comme ça qu’on fonctionne ici… avec cette chaleur écrasante dès neuf heures du matin, on se fait chaque soir un petit programme très sobre pour le lendemain… De quoi occuper les deux heures du petit matin, éventuellement la dernière heure du jour, quand le soleil a enfin baissé sa garde et s’apprête à disparaître.

C’est comme ça que pour son programme du vendredi, mon capitaine avait prévu un petit quart d’heure de vélo jusqu’à la marina Taïna dont le ship, « chez Michel » lui avait été recommandé par le maître voilier. Mission du jour : acheter le bout nécessaire à refaire proprement les lazzy jacks et se renseigner sur les qualités disponibles et bien sûr les prix de cordage dyneema ou spectra pour repasser dans le mât les deux drisses manquantes.

06H30 : Café, pain grillé, roquefort. Encore dix minutes pour vérifier encore une fois les longueurs de bout nécessaires aux prochaines opérations, cinq de plus pour mettre l’annexe à l’eau, le voilà parti ! Pour moi c’est repos jusqu’à ce soir puisque je ne m’attends pas à le revoir avant le coucher du soleil.

Il va récupérer son vélo au club d’aviron, pédaler tranquillement jusqu’à la marina, peut-être reboire un café sur la grande terrasse du port aussi célèbre que celle du « bar du bout du monde » à Nouméa, acheter les quarante mètres de bout de six pour les lazzy jacks, discuter le bout de gras un bon moment avec ledit Michel à propos du choix du cordage pour les drisses…

Ship' "chez Michel" - Marina Taïna

Bref il sera largement neuf heures quand il en aura fini. Aujourd’hui est un jour comme les autres et le patron a déjà pris ses petites habitudes. Certes, il fera déjà trop chaud pour remonter sur le vélo, qu’il laissera donc sur place pour aller prendre le bus climatisé qui longe la mer jusqu’à l’aéroport, puis jusqu’au centre-ville. Là, il descendra pile devant la médiathèque qui est elle aussi très bien climatisée, offre une connexion internet gratuite et une collection de BD remarquable. Vers treize heures il ira se régaler d’une assiette de poisson cru dans une des gargotes du parc, avant de repiquer vers la médiathèque où il continuera à bricoler entre écran et BD jusqu’à la fermeture à 17H…

Deux, trois courses pour le frigo du bord chez Champion juste en face de la médiathèque, re bus vers la marina pour récupérer le vélo de Giovanni, passage par les douches et retour à bord à la fraîche… façon de parler bien sûr, puisqu’en fait on ne commence à ressentir une très vague illusion de fraîcheur que sur les trois ou quatre heures du matin ! Ne croyez pas que j’ai le don de double vue ! Non, c’est juste que le programme est exactement le même d’un jour sur l’autre et qu’à cinq minutes près ici où là, tout va donc se passer exactement comme ça... Et ce jour-là ça s’est en effet passé exactement comme ça jusqu’au milieu de l’après-midi….

Vendredi 22 janvier 17H

C’est à ce moment que le soleil a brusquement disparu, le plan d’eau s’est ridé. Un grain arrivait. Les deux bouts que le patron avait passés sur le mouillage se sont raidis et le flotteur a disparu sous la surface sous l’effet de la traction. Au plus fort du grain j’ai entendu un léger craquement… J’ai vu flotteur remonter à la surface et s’éloigner rapidement avant de couler pour de bon un instant plus tard. Au bout des cordages, il n’y avait plus que l’anse du flotteur et moi je dérivais librement vers le milieu du chenal. J’étais seul, sans aucun recours, et je voyais les autres bateaux au mouillage, tous désertés à cette heure, défiler l’un après l’autre devant ou derrière moi. Je ne peux même pas parler de panique. Non, mon cœur s’était simplement arrêté... Et moi ? Où allais-je m’arrêter justement ? Devant, il y avait les bouées du chenal et encore quelques petites embarcations au repos, probablement mouillées sur le bord du platier. Derrière c’était le platier très large, certes, mais je tirais à peine un mètre trente et si on était à marée haute je passerai par-dessus sans problème… Plus loin c’était l’île de Moréa à cinq ou six milles et plus loin encore…. L’immensité du pacifique…

Le grain est passé assez rapidement. La petite brise d’Est est revenue et je me suis mis à dériver beaucoup plus lentement vers l’ouest et l’île de Moréa…

île de Moréa vue de l'anse de Faa'a

Mon cerveau s’est lentement remis en route. J’ai pensé à mon capitaine. Je le revoyais en train d’essayer de basculer la boule de mouillage dans le filet avant, l’avant-veille avec son croc de pêche… Mais rien à faire, ça tirait trop fort. Ses épaules défoncées avaient renoncé. Il était juste parvenu à passer une amarre dans l’anse de la grosse boule rouge. Une fois le bout frappé sur le taquet d’une de mes pointes avant, il en avait passé une autre dans la ganse de la première pour la frapper sur mon autre pointe. Qu’est-ce qu’il allait faire dans deux heures quand il ne me verrait pas ??? Mon sang s’est figé…

Rapport de Cap'tain philip :

Vendredi 22 janvier 2021. 18H

Quand le bus m’a déposé à la marina, le soleil était encore assez haut. J’ai donc traîné un peu avant de reprendre le vélo. D’abord une bonne douche, puisque l’accès en était libre et que j’ai toujours du shampoing et une serviette dans mon sac, puis un jus de mangue sur la grande terrasse bondée, où j’ai eu du mal à trouver une table libre pour ouvrir la dernière édition du canard enchainé que j’avais trouvée en ville.

club house -marina Taïna

Du coup le soleil se couchait comme je descendais en roue libre vers le club d’aviron où j’avais laissé l’annexe. Je me suis même arrêté un instant sur le bord de la route pour l’admirer. J’ai cherché à travers les arbres le mât de Climax, mais je ne l’ai pas trouvé.

anse de Faa'a... hangar blanc en bout de piste de l'aéroport ... Mais où est Climax ???

J’ai pensé qu’il était caché par un obstacle quelconque, mais déjà une vague inquiétude me tenaillait quand je suis remonté en selle et inconsciemment j’ai accéléré le mouvement.

derrière le dernier manguier ???

Arrivé devant l’annexe, je ne voyais toujours pas le mât de Climax et j’ai encore voulu penser qu’il était caché par le petit bâtiment voisin, mais déjà ce n’était plus de l’inquiétude, une sourde angoisse me serrait la gorge. J’ai branché les pinces du moteur sur la batterie pour m’éloigner du quai. Derrière le petit bâtiment, il n’y avait que les trois vedettes qui entouraient Climax le matin. Climax, lui, n’était plus là…

Black-out total… avant que la question n’arrive lentement jusqu’à mon cerveau : qu’avait-il pu arriver ? Quelqu’un l’avait déplacé ? qui ? Le propriétaire du corps mort ? Pour le mettre où ? Complètement abasourdi, je parcourais lentement des yeux le pourtour de la petite anse… puis le chenal désert, puis au-delà, une autre zone de mouillage où une dizaine de voiliers étaient à l’ancre. Je refis le tour plusieurs fois, la tête vide, réalisant soudain la situation… la nuit tomberai dans une demi-heure et il me restait cette coque de noix, son petit moteur au rayon d’action très limité et un vieux vélo…