Ben nous voilà repartis, le patron et moi ! J’ai passé exactement un mois à terre ; on m’a sorti le 16 février au matin et remis à l’eau le 15 mars en fin d’après-midi. Bon, les premiers temps j’étais bien content de buller un peu, mais j’ai commencé assez vite à m’ennuyer. Pas que j’eus des voisins désagréables mais une fois à terre, plus moyen de papoter ; les ondes qu’on utilise pour communiquer entre nous ne courent que dans l’eau. Donc, à l’exception de captain’Philip qui connaît la musique et de la petite gamine d’un bateau allemand qui me disait toujours un petit mot en passant, le Silence… intégral… C’est reposant, c’est vrai ! Mais jusqu’à un certain point.
Sinon, tout contre moi, y’avait « Pizza » un catamaran léger EDEL IV, construit en Charente comme moi, mais dans les années 70, un vénérable vieillard, donc, si vous vous rappelez de la correspondance des âges entre les marins et leur navire. D’autant que la patronne de Pizza était justement assez jeune ; Aline, une américaine du Maine, un véritable forçat ! Son copain Adrien était marseillais, lui. Ca dénotait pas mal évidemment, mais Adrien était un sacré bosseur lui aussi, et du coup, côté boulot ils s’entendaient parfaitement par le biais du « King’s English» très smart de l’une, auquel répondait un américain moins précis mais plus imagé, mâtiné d’idiomes phocéens et teinté d’un fort accent marseillais de l’autre… Ils sont vite devenus très bons copains tous les trois ! Ils échangeaient des outils mais aussi des conseils ; côté composites Cap'tain philip a quelquefois son mot à dire ; côté matelotage la forçat du Maine était une véritable mine.
Pour changer les deux drisses qui avaient pété dans le mât au beau milieu de la traversée entre Nouméa et Papeete, Cap'tain’philip m’avait acheté à Papeete du « dyneema » diamètre 12mm, de quoi soulever un camion ! Mais le problème c’était surtout le ragage en haut du mât au niveau des poulies et sans doute du renfort traversant, rajouté à Nouméa pour fixer mes nouveaux galhaubans. Bref, mon capitaine restait inquiet au niveau de ces drisses et s’en était ouvert au forçat du Maine.
- Tu fais un sur-gainage avec du Dyneema SGDY/12 sur la partie exposée au ragage, avait répondu Aline sans l’ombre d’une hésitation.
- Bon, et ça se trouve où ? a bredouillé mon capitaine…
- Chez Benoist Panardeau à Papeete, je vais te chercher son mail.
- Et ça se fixe comment ?
- Je te montrerai…
Elle est comme ça Aline.
On dit quelquefois que le monde est petit, mais là c’était franchement rigolo ! Ce Benoist Panardeau, on en avait déjà entendu parler de l’autre côté du Pacifique ! La dernière fois qu’Yves, le maître voilier de Nouméa était venu à bord, il avait dit au patron :
- Si tu vois Benoist là-bas, à Papeete, salue le bien de ma part, c’est un vieux copain ; on a couru deux fois la « Route du Rhum » ensemble « quand on était gamins ». Il doit tenir une voilerie lui aussi.
A Papeete, le patron n’avait trouvé qu’une seule voilerie, «Tahiti Sails » qui m’avait réparé le lazzy-bag et avait adapté « Furax » au bas-étai que le patron m’avait rajouté. Mais le maître voilier connaissait ce Benoist Panardeau et pensait qu’il tenait un atelier de « rigging » (fourniture de cadènes, ridoirs, sertissage de câbles, etc…), mais il n’avait pas ses coordonnées et surtout n’était pas certain qu’il fût toujours à Papeete…
Cap'tain Philip avait donc transmis les salutations d’Yves par mail au fameux Benoist, tout en commandant 10 mètres de gaine trucmuche, qu’on a reçus à Apataki par la goélette suivante !
Bien sûr, il y a bien longtemps que ce ne sont plus des voiliers qui desservent les atolls des Tuamotu. Mais le terme est resté. On parle du « quai de la goélette » tout comme on dit couramment : « ça viendra sur la prochaine Goélette », etc…
Quand la gaine est arrivée, dans la mesure où Aline travaillait depuis l’aube et finissait le soir à la frontale tous les jours, le patron a dû choisir avec soin le moment propice pour lui demander d’exposer ses talents de matelot… Il a même dû attendre le samedi soir, alors qu’on devait, Pizza et moi redescendre à l’eau le lundi, pour poser sa requête… Après une journée entière sous le cagnard dans sa combinaison de protection, Aline est venue à bord après sa douche avec son petit matériel, souriante et de bonne humeur.
Ils se sont installés dans le cockpit. Bien sûr, il faisait déjà nuit, mais qu’à cela ne tienne, Aline a consacré le temps nécessaire à expliquer le truc au patron (qui à son âge ne comprend pas spécialement vite !). D’abord, couper proprement les surgaines avec de bons ciseaux, les passer sur le cordage à l’aide d’un épissoir suffisamment fin pour passer dans la gaine, enfin faire la surliure idoine… Une fois la première surliure savamment arrêtée, Aline a mesuré cinq mètres du fil ad hoc qu’elle avait sorti de sa trousse et à demandé au patron :
- t’as des aiguilles ? Tu vas y’arriver ?
Pris de court, mon capitaine à qui il en restait donc trois à faire, a répondu vaguement hésitant :
- euh , ben oui, je devrais…
Dans l’après-midi Adrien avait monté le patron en haut du mât et l’avait aidé à passer les messagers à l’intérieur du mât. Le lendemain matin, mon capitaine avait attaqué les surliures avant même le lever du soleil… tant il se doutait bien qu’il n’y arriverait sûrement pas du premier coup ! Et de fait ça lui avait pris un bon moment… C’est donc le dimanche soir quand le soleil avait touché les palmes des cocotiers qu’Adrien était revenu à bord pour aider mon capitaine à passer cette fois les drisses à l’aide des messagers passés la veille, puis à le rehisser jusqu’aux poulies pour vérifier que tout était OK là-haut…
Bref, cette histoire de drisses dont il était question depuis des lustres était enfin réglée ! Et par « une pro » en plus !!! Mieux, on était prêts, car en attendant qu’Adrien ait fini sa journée sur « Pizza », le patron avait barré les deux dernières lignes de sa liste : la vidange du moteur bâbord et la réparation de la pompe de transfert des réservoirs auxiliaires. Une fois le cul dans l’eau, y’aurait plus qu’à tourner la clef de contact !!!
Pour en revenir à ce mois entier les pieds au sec, s’il m‘avait paru un peu long, comme je le disais à peine, c’est que de mon côté je n’avais, à vrai dire, pas grand-chose à foutre ! Par ailleurs, comme je le disais dans un épisode précédent, j’étais un peu comme chez le dentiste… D’abord dans la salle d’attente, pendant que mes quilles séchaient, puis sur le fauteuil redouté par tous, quand le patron a démarré sa disqueuse… D’un autre côté, j’étais assez d’accord avec mon capitaine sur le fait que, puisqu’il fallait me tirer au sec pour refaire mes talons de quille, autant le faire maintenant et tranquillement puisqu’on avait trouvé un endroit plutôt chouette, le temps que la saison cyclonique se termine en douceur. Même si les cyclones n’impactaient que très exceptionnellement l’archipel des Tuamotu – et c’est bien pour ça qu’on était venus là – on en avait vu passer un sur chaque bord en janvier et ça nous suffisait largement pour la saison !!!
Mon talon tribord, récemment bigorné à Papeete lors de l’échouage au milieu des patates avait mis une semaine entière à sécher. En attendant, le patron avait commencé par les bricoles d’une longue liste de « travaux à faire d’urgence » qui occupait toute la dernière page du cahier de bord. Et surtout il avait pris son rythme… Rien à voir avec celui des jeunes voisins… Pas de suée en plein cagnard, pas de lampe frontale à la nuit tombée !
Ce qu’il attaquait dès l’aurore, mon capitaine c’était son café ! Pas dans le but de se mettre au boulot dans la foulée, mais plutôt dans celui d’aller s’installer sous l’auvent près de l’antenne WIFI regarder ses messages et les nouvelles du reste du monde … et discuter un moment avec grand-père Assam, des fois même un bon moment…
De retour il attaquait. Sur le coup de huit heures donc ou un peu avant. Vers dix heures et demie, onze heures, le soleil devenant franchement insupportable, il mettait dans un petit sac à dos son pique-nique, un bouquin et sa serviette de bain et retournait sous l’auvent, au bord du lagon pour alterner baignade, lecture et donc pique-nique en compagnie d’Aline et d’Adrien qui venaient eux aussi déjeuner à l’ombre, mais en à peine une demi-heure tout en échangeant leurs plans de travail respectifs pour le reste de la journée. Mais sans se mettre la pression, remarquez ; des jeunes, quoi, cool mais efficaces, heureux comme des poissons dans l’eau. Adrien me fait penser au Cap'tain Philip qui est venu me tourner autour dans la darse de la Valette, il y a presque trente ans… en un peu plus petit, plus blagueur, plus marseillais quoi et complètement rouquin ! C‘est vrai qu’aujourd’hui il est moins efficace mon Capitaine, forcément moins jeune et toujours pas rouquin, mais peut-être plus cool, plus marseillais justement, à ne rien prendre au sérieux (en dehors de son bateau évidemment !).
Vers quatre heure, il s’y remettait pour une heure ou deux et c’était bientôt l’heure de se barricader dans le carré tous capots fermés, à l’abri des moustiques…
Il y avait aussi les jours de pluie, assez rares, où c’était carrément relâche. Pluie qui ne perturbait nullement le séchage d’ailleurs ; au contraire elle rinçait tout le sel qui s’écoulait encore de mes quilles.
A ce rythme calculé, le patron a mis une semaine pleine à refaire mon talon tribord. « Choucroute » et ponçage multiples pour retrouver la forme, « stratif » pour la structure, gel-coat pour l’étanchéité, primaire epoxy pour l’accrochage de l’antifouling.
Cette seconde semaine de séchage n’a pas été de trop pour mon talon bâbord qui avait lui, été bigorné à Rodrigues il y a plus d’un an et n’en finissait plus de suinter. Le plan de reprise étant le même qu’à tribord, ça a pris au patron une nouvelle semaine et la dernière a été consacrée au safran qui s’était pris, lui aussi une jolie bugne entre les patates de Faa’a.
Restait les drisses pour le dernier week-end et le lundi on est repartis à l’eau, « pizza » le matin, moi l’après-midi.
« Pizza » a mis les voiles le jour même pour Fakarava, un autre atoll des Tuamotu, à une centaine de milles au sud, plus touristique, où Aline et Adrien gèrent une école de Kite-surf.
Nous on s’est mis tranquillement au mouillage bien à l’écart des moustiques et on a savouré le moment… Le lendemain rangement ! Y’avait de quoi faire, croyez-moi ! En fin d’après-midi, on est allé demander un coup de main à nos voisins de mouillage cette fois ! Vous allez dire qu’on est coutumiers du fait ? C’est un peu vrai, mais on est vieux tous les deux maintenant et on n’en fait pas un complexe… On demande de temps en temps l’aide des jeunes qui nous l’accordent toujours de très bon gré. Il fallait en effet maintenant monter « Gégène » sur l’enrouleur et ça, tout seul, c’est strictement impossible puisqu’il faut deux mains pour guider la ralingue dans la gorge de l’enrouleur et quasiment trois pour hisser la voile au winch, puisque les winchs que le patron a trouvés pour trois francs six sous au marché aux puces de Nouméa n’ont pas de blocage automatique.
Un couple mixte, cette fois encore ; une sud-américaine fort jolie et un breton pur jus qui venaient d’arriver pour tirer à leur tour leur bateau à sec.
Le mercredi, lessive avec la machine à laver du chantier et changement d’une bonne moitié des garcettes de fixation du filet avant, oublié dans la fameuse liste, mais que la sculpturale sud-américaine avait rappelé à notre attention en manquant de passer au travers du filet la veille…
C’est donc jeudi matin, au lever du soleil qu’on a levé l’ancre après une ultime confrontation avec les moustiques pour aller passer les derniers messages sur le wifi du chantier. La précieuse et toujours mystérieuse « tablette » du patron ayant rendu l’âme, on ne pourrait en effet plus communiquer depuis le bord via l’iridium avant notre prochain passage à Papeete où il faudrait bien, se résoudre à racheter une de ces foutues tablettes !
FIN DE L’ÉPISODE