Lily suite

On est en 1974. Lily est à Koumac, rappelez-vous. A plusieurs heures de piste de Bourail, d’où la route est un peu meilleure jusqu’à Nouméa. Si Lily a entrepris le voyage seule jusqu’à Nouméa l’année précédente, c’est que ça n’allait pas du tout. Geneviève, la pharmacienne chez qui elle fait son stage est devenue une amie. Elle n’a pourtant trouvé aucune médecine qui soulage Lily. Il fallait aller faire des analyses à l’hôpital Gaston Bouret, le seul de l’île à disposer d’un labo suffisamment équipé…

Amibiase hépatique. Autrement dit, une famille d’amibes au grand complet enkystée dans le foie de Lily depuis un temps indéterminé… Une famille qui, de plus, déboule d’on ne sait où, puisqu’elle n’a aucun cousin proche où lointain sur « le caillou »… Le laborantin est formel : ces amibes ont traversé les océans, viennent peut-être même d’une planète inconnue. Pour Lily le mystère n’est pas à ce point surnaturel. Les fâcheuses bêbêtes peuvent venir de Cuba, ce qui leur ferait déjà un beau parcours, mais plus probablement de la magnifique eau limpide de cette grande jarre plantée au milieu des sables, au point H4…

Ah, ça me fait plaisir de voir qu’il y en a qui suivent !

Avant même de boire à cette jarre miraculeuse, Lily savait qu’il ne fallait pas troubler ce parfait miroir qui renvoyait leurs quatre visages interdits couverts de poussière rouge…. Mais elle avait trop soif ! L’un a brisé le miroir d’une main incrédule… L’inquiétant sortilège et la menace qu’il portait se sont aussitôt évanouis dans les rides de l’eau claire et les trois autres se sont engouffrés dans la brèche sans retenue…

Les remèdes de cheval d’usage prescrits à Lily par l’hôpital ont emporté au paradis des nuisibles la famille de sournois troublions au grand complet.

Plusieurs mois ont passé mais ça ne va toujours pas terrible en fait. Plus de douleur au foie, non c’est autre chose. Les deux pharmaciennes sont perplexes. Et si Lily était enceinte ? Les tests que Geneviève a en rayon restent négatifs. Mais c’est vrai que Lily n’a jamais arrêté la pilule ; Stegiryl . Les deux amies connaissent la question mieux que personne… Une grossesse sur mille femmes utilisant ce contraceptif mais un effet récurrent sur le résultat des tests urinaires de grossesse.

Il faudrait retourner à Nouméa pour en avoir le cœur net…

Sauf que Lily n’a pas eu une très bonne impression lors de son court passage à l’hôpital de la capitale « du Caillou » quelques mois plus tôt. C’est un euphémisme et Geneviève reconnaît volontiers que la réputation de l’endroit laisse à désirer. Lily décide de rentrer en métropole.

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Elle retrouve sa mère avec plaisir, la vue plongeante sur le cimetière de Montrouge avec toujours la même angoisse. Elle décide d’habiter chez un copain dans le Vème. Il s’appelle François, aucun risque que l’affaire tourne au canapé-lit commun puisqu’aucun des autres prénoms du galopin n’a d’accointance avec « Michel » ; ce qui rassure maman, qui ne peut bien sûr que s’inquiéter en silence, rapport au caractère « entier » de sa fille cadette qu’elle aime cependant beaucoup. Les visites chez les médecins du quartier amènent des diagnostics divers. Les sportives de haut-niveau en ont pour la plupart fait l’expérience ; une forte ceinture abdominale est un obstacle certain à une grossesse sereine, à sa détection précoce, et, quand on arrive jusque-là, à un accouchement facile. De plus en 1974 l’échographie n’existe pas encore. Il faut s’en remettre aux tests urinaires, test de la lapine et autres recettes de grand-mère que les jeunes praticiens maîtrisent semble-t-il imparfaitement, puisque si le troisième praticien consulté, qui est lui gynécologue, détecte bien la grossesse, il décrète que l’enfant est mort. A l’état physique déprimé de Lily, s’ajoute désormais un état psychique chancelant… Le petit gars chez qui elle crèche, rue du chat qui pêche, est comme elle étudiant en pharmacie, mais aussi fils d’un chef de clinique de la Salpêtrière. Il lui obtient un rendez-vous chez un oncologue du même hôpital.

Cette fois le chef de service n’hésite pas. Il s’agit d’un gros fibrome. Il cale Lily dans le planning d’urgence du service. L’opération est pour le surlendemain.

Quelque part Lily est soulagée. Elle n’est pas mère dans l’âme, ça se sent depuis le début… Elle court à Montrouge annoncer la nouvelle à sa mère, pour qui ce n’est évidemment pas la bonne nouvelle espérée. Cependant maman, elle, a toujours la tête sur les épaules et conseille à sa fille une visite à leur ancien médecin de famille, ne serait-ce que pour dormir tranquille ces deux prochaines nuits. Le praticien a pris sa retraite depuis plusieurs années, mais n’habite que deux rues plus loin…

- « Mais mon petit , vous êtes enceinte d’au moins sept mois, peut-être huit ! c’est votre maman qui va être heureuse ! »

Oui, maman est heureuse, ça le doute n’est pas permis. D’autant qu’elle fait autrement confiance à ce médecin chaleureux qui a soigné sa petite famille pendant des années, qu’à tous les oncologues et autres charlatans patentés de  la capitale ! Lily elle, est à L’ouest, complètement, cette fois ….

Avant son départ de Nouvelle Calédonie, Henry-Michel, lui a donné les coordonnées de sa sœur dans la proche banlieue parisienne. Lily qui ne sait plus à quel saint se vouer, lui téléphone, avant de lui rendre visite… Et cette fois c’est le coup de grâce….

Henry Michel vient d’avoir un accident avec le petit coucou qu’il pilote entre Hienghène et Nouméa. Il n’est pas mort mais ça ne vaut guère mieux…

Lily qui caressait secrètement l’espoir de pouvoir bientôt joindre Henry-Michel au téléphone pour lui annoncer la nouvelle, puisqu’elle s’est confirmée entre-temps, y renonce. De toute façon, c’est la condition qu’imposent les parents de Lily pour prendre en charge l’enfant ; son père en particulier, à qui ce coup du sort rend momentanément quelque énergie. Ils ne veulent pas entendre parler du père. Lily s’incline, sans mentionner que ledit père est entre la vie et la mort, tant il est évident pour elle qu’elle est incapable d’élever cet enfant. Ce n’est pas qu’une question matérielle, tout le monde l’a compris…

L’accouchement est difficile. Très… On s’y attendait mais pas à ce point.

Louis, dit Loulou, le grand-père de Lily est mort l’année précédente sur l’île où il a vécu. Il a laissé une maison au Vieil, un hameau sur l’île de Noirmoutier et une grand-mère dont il faut s’occuper car elle souffre d’un Alzheimer. Le père de Lily vient de prendre sa retraite. Adieu donc l’étroite salle de séjour avec vue  sur le cimetière et le périf ! Le couple s’installe les pieds dans l’eau, dans la vaste maison de Noirmoutier que la famille connait par cœur pour y avoir passé toutes les vacances d’été depuis 1953. Lily suit avec son nourrisson. Elle retrouve avec joie ses « trous » favoris (pêche à pied) , ça lui remet la tête en place en quelques semaines.

Papy et Mamy, tiennent parole ; Ils vont s’occuper se Sybille. Lily, elle, va reprendre ses études. Le plus loin possible du cimetière maudit… Ce sera Montpellier. Il lui reste deux ans.

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1977. C’est l’année noire…

Pourtant Lily a décroché son diplôme en Juin. Elle est aussitôt rentrée à Paris, s’inscrire au Moniteur de pharmacie sur la liste des candidats remplaçant. Mais dès le mois suivant son père décède, puis en Aout c’est le tour de sa grand-mère Claire qu’elle aimait tant.

A son arrivée à Paris deux mois plus tôt, Lily s’est donc une nouvelle fois réfugiée rue du chat qui pêche, chez son copain François. De retour de ce second enterrement de l’été, elle est allée se changer les idées à la patinoire de Montparnasse.

Elle est au beau milieu de la piste quand la musique de danse qui rythme le pas des patineurs s’interrompt… « Liliane G. est demandé au bar pour une communication urgente »

C’est François qui a reçu un appel de Noirmoutier et sachant que Lily est à la patinoire, l’a répercuté vers l’intéressée.

Sa fille, Sybille a eu un grave accident. François est libre ce week-end. Au vu de l’effet produit par la nouvelle sur Lily, il décide de l’accompagner en voiture jusqu’à Noirmoutier.

La vie de Lily vient de basculer. L’infernal enchainement vient de s’enclencher, car ce n’est pas un accident ….

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Sur place, Lily découvre l’horreur. La voiture a percuté un muret et a pris feu. Elle peut s’entretenir avec le médecin du SAMU, mais elle ne pourra pas voir sa fille. Le corps est carbonisé. Elle va rencontrer d’autres autorités… Aucune ne semble prendre en compte qu’il y a peu de route de montagne sur l’île de Noirmoutier et que percuter un muret à pleine vitesse reste quelque peu étonnant. L’autre question est plus immédiate… Que Sybille faisait-elle dans cette voiture d’un paysan du cru, pompier volontaire, qui n’a aucune espèce d’accointance avec la famille, n’est même pas un proche voisin ? Mais cette question-là a sa réponse : est-ce qu’un passant, pompier volontaire, apercevant une petite fille de deux ans et demi, jouant seule au bord d’un platier que la marée est réputée envahir à la vitesse d’un cheval au galop, va l’abandonner à son sort ou tenter de la reconduire en lieu sûr ?

Voilà ce dont le Maire accompagné d’un gendarme galonné agrémentent leurs condoléances affligées. Leur avis, par ailleurs, c’est qu’attirer l’attention de ces fouineurs de journaliste sur cet accident certes malheureux, ne pourra que nuire à l’attrait touristique de l’île qui est justement en plein essor.

Lily touche le fond. Après l’enterrement dans le minuscule cimetière, elle s’enferme dans une aile de la grande maison où seule sa mère a accès… Quand toutefois Lily accepte de lui ouvrir. Les jours et les semaines passent. Du fond de sa retraite Lily finit pourtant par apprendre que le serviable chauffard solitaire a de fâcheux antécédents… C’en est trop ! En quelques heures l’abattement se meut en hargne sauvage. Les murs de la vieille maison tremblent, Maman plus encore… Elle ne connait que trop bien sa fille cadette ! Son père n’est plus là, ce n’est pas lui qui aurait su lui faire entendre raison de toute façon. Pourtant la hargne de Lily est lucide ; ce n’est que l’aurore d’une haine au long cours, haine et hargne vont désormais guider sa vie malgré elle…

Pour l’heure, Lily le sent bien, elle n’a plus la force de régler ses comptes sur le champ. L’année a été trop dure, elle est descendue trop profond, la pente est trop raide… Il faut surtout qu’elle fuit cet endroit maudit. Elle reviendra le moment venu ; quand ses forces seront revenues.

Elle est déjà dans le train pour Paris avec son bagage. Elle n’a dit au revoir qu’à sa mère et a l’intention de suivre son conseil : Elle a un métier, il faut qu’elle travaille, qu’elle retrouve une raison de vivre…

Sa première visite est pour François. Mais c’est pour le remercier de son aide, pour le soutien immédiat et total qu’il lui a apporté quand l’horrible nouvelle est tombée cinq semaines plus tôt. Pour le reste, elle a besoin d’être seule quelque temps, de se retrouver. Ils se reverront ensuite avec plaisir. Pour l’heure elle part visiter un modeste studio, cinquième sans ascenseur, square Saint Lambert, dans le XVème. Le square donne sur la rue du Commerce ; le quartier est vivant. Elle le prend.

Sa seconde visite est pour la sœur d’Henry-Michel. Une nouvelle moins sombre l’y attend, enfin ! Henry-Michel se remet doucement, il sera bientôt sur pieds. Lily doit-elle pour autant perturber cette convalescence inespérée quelques semaines plus tôt en apprenant d’un seul trait au père de Sybille, qu’il a une jolie petite fille mais qu’elle vient malheureusement de mourir carbonisée par un pédophile ?

Non. Lily s’abstient une nouvelle fois.

A peine installée dans son nouveau refuge, Lily reprend ses recherches dans Le Moniteur où elle a laissé une annonce dès son retour de Montpellier, son diplôme en poche, il n’y a que quelques mois. Le boulot ne manque pas ; des remplaçantes sont demandées un peu partout. A commencer par une grande pharmacie du quartier, où Lily va, de ce pas, tenter sa chance.

Elle est la bienvenue ! Mieux même, puisqu’on l’embauche sur le champ. Elle travaillera de nuit. Qu’à cela ne tienne ! Le magasin est à 300 mètres du square Saint Lambert, le salaire plus qu’honnête pour une quasi débutante, une véritable aubaine ! Pour parfaire le tableau, elle s’entend mieux que bien avec Julie, sa collègue. Elles passent leurs nuits à papoter, se connaissent bientôt comme des amies de toujours ! Ainsi de nuits de garde plutôt sympa, en journées à flâner dans les boutiques pour aménager son nid du square Saint Lambert, l’équilibre revient à petits pas.

Une nuit, en feuilletant un magazine, Julie s’exclame : Tiens, Lily, ça c’est pour toi ! Julie lui tend le magazine ouvert à la page d’une annonce… Ce n’est pas une agence qui recherche des mannequins, mais une agence qui recherche des gardes du corps féminins ! Lily éclate de rire !

Pourtant,* un moment plus tard, elle y regarde de plus près. C’est vrai aussi qu’à deux heures du matin, dans cette immense pharmacie déserte, les deux copines n’ont pas une foule d’autres choses à faire !

Le lendemain après-midi, Lily sonne à la porte d’un immeuble de standing de l’avenue de la Grande Armée qui abrite une salle de sport au dernier étage. C’est une femme qui la reçoit. Grande, démarche élégante et sportive, jogging entrouvert sur une musculature abdominale féline, voix posée dans l’octave qui va bien. C’est Ken Potel. « V.O » (pour voyage officiel) , en fait garde du corps à l’Elysée.

Elles sont une vingtaine à avoir répondu à l’annonce. Tous genres, toutes races, toutes tailles. Cette affluence pourrait surprendre si, quelques mois plus tôt, le Colonel Kadhafi n’avait pas passé deux semaines entières sous sa tente de bédouin superbement dressée sur la pelouse de l’ambassade de Lybie au cœur du XVIème arrondissement. Ambassade ostensiblement protégée par douze amazones en treillis, bardés d’impressionnantes cartouchières. Tout Paris a essayé d’en rire… En fait « tout Paris » a été fortement impressionné ! Et pour cause… En quarante ans d’imagination créative tous azimuts, Hollywood n’a jamais rien fait d’aussi épatant, péplum compris !

Lily est dans les plus petites. Elle ne s’en inquiète pas. Elle est là pour apprendre à se battre, à effacer de ses propres mains la vie d’un nuisible ; un nuisible plus lourd, plus grand et probablement aussi teigneux qu’elle ; pas pour trouver du boulot…

Après avoir vérifié que les horaires d’entraînements n’empiéteront pas sur ceux de garde à la pharmacie. Lily s’inscrit. C’est un peu cher, mais Ken est d’accord pour que Lily paye par mois au fur et à mesure de ses salaires, puisqu’elle continuera à travailler parallèlement. Pas de sélection au départ ; Ken encaisse d’abord, car il faut payer le loyer de la salle de sport et on est parti pour six mois ! Boxe anglaise, full contact, boxe thaï, Jiu-jitsu (dont beaucoup de gestes et d’appuis sont repris dans le Kendo), musculation à marche forcée et tir au stand de la police, Avenue Foch, qui est tout près. La sélection se fait sur le tas. « En arrivant au port, elles ne restèrent que cinq ! » Dont trois trouveront du boulot dès le lendemain. A l’approche du terme, un voisin est passé à la salle. Un gars qui à ses bureaux dans l’immeuble voisin, pour être plus précis. Et pour être plus précis encore, un gars qui n’est pas si mal de sa personne… un brun, trapu, la quarantaine athlétique. Il n’est pas venu pour faire le beau ni le fier, ne s’adresse d’ailleurs pas directement aux cinq survivantes qui sortent une à une des douches après l’effort. Ken attend donc la dernière avant de leur passer son message : « Dans quelques jours, à l’issu de la formation, il prendra la moins gourde pour une formation complémentaire adaptée à sa propre activité ; activité qu’il ne précise d’ailleurs pas, à l’inverse du salaire et des conditions d’embauche qui semblent fortement motiver les concurrentes de Lily.

Mais la moins gourde, ce sera Lily. Ce n’est que l’avis de Ken, mais ça suffira. D’ailleurs les deux plus grandes ont déjà trouvé du boulot. Le président Giscard d’Estaing vient d’être élu. Dans quelques jours aura lieu la cérémonie d’investiture sur le perron de l’Elysée. Le jeune président a décidé de se rendre à pied jusqu’à la cour de l’Elysée, histoire de marquer le renouveau, la rupture, bref d’agacer la galerie de vieux sbires gaullistes qui dirigent le pays depuis des lustres…. Sauf qu’il ne veut pas être suivi en chemin par deux gorilles aussi patentés que disgracieux. Non, il fallait trouver quelque chose de nouveau, là encore, d’épatant, à la Kadhafi !

Pour la petite histoire, le moniteur de tir au stand de la police qui a Lily à la bonne, l’a averti : « Ne te mêle pas de ce truc-là, Lily. Les nanas qui seront choisies pour faire ce boulot vont faire le buzz pendant une semaine. Après, elle ne travaillerons plus jamais ». Il avait raison ; les deux super nanas feront tapisserie sur une douzaine de photos du Paris-Match suivant. Leurs bobines seront ensuite à ce point familières à tous, qu’aucune agence ne sera plus intéressée, tant il est vrai que le principal intérêt d’avoir un garde du corps féminin est qu’il soit pris pour la petite amie, la secrétaire, l’assistante, en tout cas rien qui puisse inquiéter davantage d’éventuels importuns… Pour en rajouter dans la discrétion, l’une des deux était déjà apparue dans un Paris-Match précédent. C’était l’ancienne chérie de l’acteur Patrice Dewaere suicidé quelques semaines plus tôt…

Le nouvel employeur de Lily semble fort galant, c’est l’époque qui veut ça pour quelques temps encore. Pas le genre à dévoiler d’entrée ses intentions cachées, si par hasard il en avait… C’est bien le moins qu’on puisse attendre d’un galant  homme, Non ? Il est passé chercher Lily à la salle en Porche. Lily est encore en survêt. Ça tombe très bien. Par contre il ne cache pas plus longtemps sa qualité. Il est Militaire. Capitaine. Et dirige le tout nouveau groupe d’intervention rapide de la gendarmerie nationale, le GIGN. Ils sont en route pour « Mondésir », le centre de formation de l’unité. En Porsche ils en ont pour une demi-heure à tout casser.

C’est suffisant à Lily pour expliquer au capitaine B. comment elle voit les choses… Elle n’a pas l’intention d’abandonner son métier de pharmacienne et sa copine Julie. Si ce que le Capitaine a à lui proposer cadre avec ses horaires de garde, c’est OK. Sinon, malheureusement….

Son nouveau  patron ne cache pas que c’est ennuyeux. Mais pour le temps de la formation ça ira. On verrait plus tard pour le reste…

On est arrivés. Barrière/planton/patte blanche. Lily est déjà en survêt ; Le Capitaine passe par les vestiaires. En ressort en uniforme de campagne. Treillis, rangers, insignes au béret. Une cinquantaine de gars en survêtements marines s’alignent devant lui. Repos. Des militaires à n’en pas douter ; gendarmes probablement d’après ce qu’on vient de voir.

- Messieurs, je vous présente Mademoiselle Lily G. . C’est la première élue de votre promotion. De votre groupe, seuls cinq éléments la rejoindront à la fin de la semaine. Vous le saviez déjà ; je vous le confirme. Dès lundi Mademoiselle G. participera aux entrainements l’après-midi. Elle sera lâchée dans le bush en tenue camouflée trois minutes avant chaque groupe de quatre, qui aura pour mission de la ramener ici. Dans le meilleur état possible évidemment. Lily, ne sera armée que du bâton de combat traditionnel des kendokas et aura le droit de se défendre à sa guise. A lundi, messieurs. Rompez.

Lily est estomaquée…. On le serait à moins ! Elle voudrait bien dire qu’elle ne voyait pas du tout le truc comme ça… Mais ça ne sort pas ! Le groupe se dirige lentement vers les vestiaires dans un brouhaha sourd. Des regards mauvais la scrutent de pied en cape, d’autres paraissent plutôt amusés.

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Lundi matin. Lily est donc de retour à Mondésir. La première semaine se passe plutôt bien, Lily s’amuse fort, en fait ! Elle en esbigne un bon paquet de ces petits gendarmes avec son bâton, rien de méchant ni de personnel, bien sûr ! Sous les traces de boue rituelles aux joues, elle se remaquille discrètos avant chaque départ. Les jeunes gendarmes n’osent pas appuyer leurs coups, se contentent de la maîtriser, enfin d’essayer… un simple trait de rouge à lèvres, discret mais suggestif, leur bloque drastiquement l’agressivité… Oh, la Vilaine !!!

Les semaines suivantes. Lily apprend, ce qu’elle n’a pas appris chez Ken… faire sauter une porte, blindée ou pas, une bagnole, bidouiller une centrale de relais, rouler jusqu’à l’abri le plus proche quand une balle vient de défoncer ton gilet pare-balle ; pas seulement pour faire le mariole mais pour éviter d’en prendre une autre là où ça ferait encore plus mal ; Parce que oui, ça fait quand même très mal. Pratiquer le maniement des armes lourdes, en rafales, au coup par coup sans reculer de trois mètres à chaque fois… Oui, c’est aussi une fâcheuse tendance de ce genre de farce et attrape dans les mains des petits modèles comme Lily… Les sauts, escalades, rappels… etc…

Le capitaine B. ne compte cependant pas intégrer Lily dans un escadron d’intervention ; il la destine au renseignement. La formation achevée, Lily trouve un arrangement avec le gérant de la Pharmacie. Elle ne lui cache pas la raison de sa demande. Le vieux pharmacien, n’en croit pas ses oreilles, veut « en être » à tout prix, aménage le planning au mieux ! Lily viendra travailler quand elle n’est pas en mission ! « Vive la France libre ! », « les français parlent aux français ! » Le vieux patriote revit sa jeunesse sans dissimuler son enthousiasme !!!

Lily continue à fréquenter régulièrement le stand de tir de l’avenue Foch. Le Capitaine B. lui a obtenu une carte à l’année. Elle n’a plus besoin d’être accompagnée. Le moniteur de tir qui lui a jadis conseillé de laisser la frime à d’autres, la trouve très douée, l’aide de son mieux à s’améliorer encore à l’arme de poing. Lui est là depuis des années, connait les ficelles. Un soir il présente à Lily les frères M. (pas de Michel là-dessous, heureusement). Ils tirent bien, mais Lily tire mieux. Les deux frères lui proposent de travailler pour eux comme garde du corps. Lily temporise, sonde le vieil instructeur en aparté.

- D’où Ils sortent ces types ? De qui ils ont besoin de se protéger ?

Le vieil instructeur se marre.

- De la police, Lily !

- Mais qu’est-ce qu’ils foutent là ?

- Bah, ils ont balancé des gens, rendu des services… Ici, t’en verra d’autres, Lily, t’inquiète !

C’est sur une des missions confiée par le capitaine B. que Lily rencontre Michel S. (mais on va dire C. pour Concorde). Cette mission-là ne l’a pas emmenée loin. Elle n’a même pas eu à sortir du XVIIème arrondissement où B. a toujours ses bureaux, même si entre-temps il a démissionné de la gendarmerie.

Elle est au bar du restaurant panoramique qui occupe le dernier étage de l’immeuble Air-France, porte Maillot. Elle doit approcher un commandant de bord de la compagnie qui a réservé une table mais n’est pas encore là. C’est un autre commandant de bord qui s’assoit sur le tabouret voisin, engage la conversation avec Lily. La cinquantaine extrêmement smart, chevelure argenté, distinction aristocratique. Lily tomberait comme une mouche, si elle n’avait que ça à foutre… Mais sa cible vient d’arriver, accompagnée ; ça va être plus compliqué que prévu. Ils n’ont fait que boire un verre ensemble mais Michel Concorde rejoint des amis à une autre table avec le numéro de Lily dans la poche.

Ils se reverront bientôt et ce sera le début d’une nouba cinq étoiles de plusieurs années pour Lily. Paul (le jadis capitaine B.) est un fêtard, lui aussi. Rien à lui reprocher de ce côté. Malgré son prénom dissonant dans la lignée des amants de Lily, il est parvenu à ses fins, les mois passant. Un petit brun teigneux (pas trop petit quand même), La pêche, pas froid aux yeux, toujours en mouvement, genre Nogaro sur scène, un peu. Une soirée avec Paul, c’est inoubliable ! Déglingue assurée chez les barjots les plus fadas. Seulement voilà : Paul travaille beaucoup, voyage beaucoup. Il est célibataire, dragueur, disparait quelquefois complètement du paysage. Certes dans le métier, les séminaristes sont rares ; Lily s’est fait depuis longtemps une raison.

Michel Concorde lui est « rangé », sa vie est ordonnée comme un jeu de cartes. Rangé, son appartement grand standing avec terrasse panoramique sur le jardin d’acclimatation, à trois encablures de l’immeuble Air France, rangée, l’épouse qui va avec, née sur place à Neuilly sur Seine, milieu respectable, confortablement bourgeois qui donne de si beaux enfants blonds, eux-mêmes en couveuse sur place ; le grand garçon à Pasteur ; la grande fille à Saint James.

Bien sûr chaque semaine, Michel Concorde disparait pour un aller/retour chez les ricains. Ça aussi c’est réglé comme du papier musique ! Mais quand il revient, le temps d’aller poser sa mallette au jardin d’acclimatation, d’embrasser les mômes et la maman, il est tout à Lily… Les plus grands restaurants, les boites les mieux fréquentées, jet-set, fêtes privées. Sa bourgeoise et ses  rejetons ? Personne ne dit qu’il s’en fout. Il n’en parle jamais, c’est tout.

Il y a autre chose dont ce Michel-là ne parle jamais. C’est de sa jeunesse, de sa formation initiale sur Fouga magister, lorsqu’il n’était qu’un jeune officier frais émoulu de Sup aéro. Du temps où les ébauches des futurs mirages-2000 étaient encore sur les planches à dessin et que le Concorde ne volait pas encore à 58. 000 pieds, il fallait bien se contenter des long-courriers lambda de l’époque. Les 707, par exemple, dont Michel, revenu à l’aviation civile ne tarda pas à devenir copilote. Les quatre cinquièmes du trajet Paris/Tokyo consistaient à survoler l’union des républiques socialistes soviétiques… On en était aux heures les plus délirantes  de la guerre froide et la DGSE recrutait dans toutes les spécialités, photo-aérienne civile comprise. La mise en orbite des satellites espions était encore loin du stade « recherche et  développement »…. En attendant, ça le faisait !

Il se trouve que par la bande, Lily est en partie au courant. Si elle avait mission d’approcher un autre pilote ce soir-là, porte Maillot, c’est parce qu’on savait ce pilote  menacé, qu’il fallait l’en avertir et lui proposer une protection. Michel C. est-il toujours de la partie derrière ses tempes argentées et fort séduisantes ? Peut-être… Peut-être pas ? Lily n’investigue que dans le cadre des missions dont elle est chargée. Elle n’en saura jamais rien.

Voilà donc pour Michel Concorde. Valeur sûre dont l’assiduité amoureuse  ne se démentira jamais au cours des dix ans à venir. Attention toutefois ! Tout cela ne conduit pas à un lâche abandon de Julie !!! Entre fêtes baroques et dîners aux chandelles, il reste quelque place pour les gardes entre copines rue du Commerce. Un client régulier, c’est Daniel. Un beau petit gars, lui aussi. Un autre genre, complètement. Sémite dégingandé, rouquin, cheveux courts qui frisent quand même pire que ceux d’un mouton. Très léger accent étranger, indéfinissable, beaucoup d’humour. Il passe quasiment tous les jours mais jamais avant onze du soir, acheter sa boite de « Biocanina ». Il plaît beaucoup à Julie qui le voit forcément plus souvent que Lily, contenu des activités annexes de cette dernière. Pourtant c’est sur Lily que le choix de Daniel va se porter. Certes le coquin ne manque pas de faire visiter son modeste studio à Lily, à deux pas de la pharmacie, rue de la Croix Nivert, mais c’est pour lui présenter sa chienne, Maximilienne, dite Max évidemment. Un très inattendu loulou de Poméranie qui, la porte à peine ouverte, saute dans les bras de son maître d’un seul élan sans que celui-ci ait à se baisser. Une espèce naine pour mégère excitée, toute petite boule blanche qui ne tient pas en place, sauf quand son maître lui parle.  Daniel n’est pas un tordu de la baise. Les autres non plus, ce n’est pas ce que Lily veut dire. Mais ceux-là oublient rarement de conclure les meilleurs soirées par un petit tour de piste, voire deux à l’occasion…

Le genre de Daniel, ce ne sont pas les restaus cotés du pilote de Concorde, ni les bamboulas débridés entre anciens paras de Paul. Plutôt les petits bouis-bouis au cœur de Paris. Cinq, six tables, un patron qu’on connait bien, une cuisine exotique, moyen orientale souvent. Des ruelles que ne fréquentent guère les deux autres ; la rue des vertus, le fin fond du marais, celle de la rue des frères Saint Séverin  ou de Boutebrie, de l’autre côté de la seine. Ce que semble goûter le plus Daniel, c’est la compagnie de Lily dans ce genre d’endroit, bavarder, plaisanter, boire du bon vin certes, mais à la bouteille ou presque, en tous cas servi par le patron qui s’assoit cinq minutes à la table pour mettre son grain de sel dans leur conversation.

Bon tout ça se passe la nuit, le plus souvent quand Concorde est en virée aux States. Encore un coup sévère au planning des gardes avec Julie qui loin d’être jalouse s’intéresse de près à la question, s’étonne de cette lenteur extrême dans les progrès du courtisant, se demande si elle ne devrait pas prendre un relais pour animer l’affaire…

Bref, dû aux activités variées, tant qu’aux relations multiples de Lily, ces soirées bohèmes avec Daniel restent espacées dans le temps. Pourtant à la longue ils finissent par devenir très proches, se sentir très bien ensemble somme toute, sans qu’il soit besoin de grimper aux rideaux à la moindre occasion. Pourtant Lily ignore tout de l’activité de Daniel, si toutefois il en a une ? Il semble plutôt que ses « journées » commencent à l’heure tardive où il descend quotidiennement voir Julie pour la boite Biocanina de Max… Tous ces types qu’il connait dans un Paris finalement beaucoup plus souterrain que celui qu’elle fréquente habituellement ? Ce type vit la nuit ; pas la nuit trépidante de « la ville lumière » familière aux deux autres. Une autre nuit…

Tout ça ne peut qu’intriguer fortement Lily. Mais des questions, elle en a bien assez à glisser sous la nappe  quand elle est en mission pour Paul. Elle laisse couler d’eux-mêmes les moments heureux et somme toute pittoresques qu’elle passe avec Daniel et la vie continue, entre missions pour Paul, le plus souvent sur Paris et sa région heureusement, les gardes avec Julie, les restau étoilés avec Concorde, les nuits torrides avec Paul et ses potes.

Pourtant un soir,  dans un boui-boui du XIXème, tout en haut de la rue Mouzaïa, Lily va risquer une question malheureuse…  Pour une fois c’est une fête. Force musique traditionnelle d’elle ne sait trop où, rires, tournées à répétition offertes par la maison. Tout le monde a l’air de se connaître. Comme d’habitude Daniel semble un familier du tout nouveau patron comme si ils avaient usé leurs frocs sur les bancs de la même communale. C’est la soirée d’inauguration du troquet. Plusieurs jeunes femmes aident au service car la petite salle illuminée et bruyante est pleine à craquer, elles circulent entre les tables avec force assiettes de mezzés et pichets de vin gris. Daniel connaît suffisamment l’une des donzelles pour lui lâcher une petite vanne dans une langue que Lily ne comprend pas mais qu’elle reconnait immédiatement...

-  Tu parles hébreux, Daniel ?

Daniel ne réponds pas directement. Il sourit à Lily et remplit leurs verres avec le pichet que sa copine vient de déposer sur leur table.

- Ne t’inquiète pas de ça Lily , je ne t’embête pas à propos des boulots que te donne le petit capitaine, ni avec tes soirées mondaines en tête à tête avec ton pilote photographe. Continue à faire la même chose, c’est tellement  sympa ces soirées sous-marin qu’on passe ensemble…

Lily est complètement scotchée. Sifflet coupé. Des couleuvres elle en a eu à avaler, mais alors celle-là… Il lui faut un second verre de vin gris pour refaire surface…

- Mais comment tu sais tout ça ? Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

- Rien Lily, strictement rien. C’est précisément ce que j’étais en train de te dire. Je le sais, c’est tout et ça me dérange pas. Mais ça fait partie de mon boulot de le savoir…

- C’est pour ça que tu m’as amenée ici ?

- Non, Lily. Je t’ai amené ici, comme tu dis, parce que c’est aussi ta communauté et je sais que tu l’ignores encore. Ton père a été prudent, c’est tout. Il est arrivé d’Argentine en 1942. Ce n’était pas le meilleur moment pour faire état de ses origines. Il a épousé ta mère en bon catholique qu’il n’était pas avec un passeport bidon qui est devenu ton nom de jeune fille. Nom que tu as précieusement conservé  jusqu’ici, faute d’avoir trouvé le mari idéal malgré tes recherches tous azimuts !

Daniel éclate de rire. Lève haut son verre. Mais il est presque vide. Il fait signe à sa copine.

- Tu déconnes là, Daniel ?

- Non Lily, tu es dans l’ordi comme on dit au pays ! Sous ton vrai nom. Si tu crois qu’Esther nous alignerait les pichets à ce rythme si elle pensait que je leur ai amené une shiksé !

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Le prétendu hasard est-il à ce point manipulé de là-haut ? Le fait est qu’après trois ans de ces petites « soirées sous-marin » éparses - comme les désigne plaisamment son amant le plus nonchalant - dans autant de petits coins d’ombre propices au badinage de la ville lumière - les choses vont brusquement se bousculer…

Pas dès l’abord pourtant. Plusieurs semaines s’écoulent sans signaux de l’un ou l’autre. Le temps probablement que Lily digère et rumine à loisir ces infos très diverses. C’est pourtant bien Lily qui raccroche les wagons la première.  Elle n’a pas pu s’empêcher de rapporter une partie des infos au Capitaine. Elle a même pensé qu’il y allait de sa propre sécurité de le faire. Elle s’est toutefois cantonnée aux infos concernant ce Daniel - clairement un pseudo dans son esprit désormais – les infos la concernant plus personnellement ne regardent nullement Paul, ni personne d’autre d’ailleurs….

La surprise pour Lily, c’est que Paul le connaît ce pseudo, autant qu’il sait qui se cache derrière… C’est le numéro deux sur Paris d'un service à la réputation redoutable... depuis des années ! Paul ne le connaît pas personnellement et il le regrette, voudrait même y remédier. C’est donc la raison apparente de cette reprise de contact : « Paul » aimerait rencontrer « Daniel » et a chargé Lily de lui arranger le coup.

La raison seconde (peut-être même première) est sentimentale, certains l’auront deviné !

Daniel et Lily se retrouvent plus tôt que d’habitude car Lily « est de quart » avec Julie, la nuit suivante. Il fait même encore jour quand Lily grimpe les trois étages de l’immeuble ancien de la rue de la Croix-Nivert. L’heure de retrouver sa copine Julie venue, elle n’aura que deux cent mètres à faire. Et surtout ils auront pour seule public Maximilienne qui n’a que faire de leurs histoires ! Sait-elle seulement que Lily est une des deux dealeuses de biocanina ?

Notre héroïne va de surprise en surprise… Une nouvelle est pour ce soir-là, mais la prochaine ne tardera pas….

La réponse de Daniel est en effet très inattendue :

- Ton petit capitaine je ne le rencontrai pas, Lily. N’y vois aucune mauvaise volonté ou posture de ma part. Ce gars file à mauvais coton. C’est un euphémisme, Lily. A mon avis il va se retrouver très sérieusement dans la merde. Et c’est pour bientôt. Ca me ferait inutilement remarquer de le rencontrer, car figure toi que ton petit camarade ne fait plus le moindre pas incognito ! Je n’ai aucun conseil à te donner, Lily. On n’a jamais été dans ce registre là et c’est bien pour ça qu’on s’amuse autant, non ?

Ceci dit, pourquoi ne t’investirais-tu pas davantage dans la pharmacie ?  C’est un boulot intéressant aussi, que je saches ? Surtout en binôme avec une polissonne comme Julie ! Vous devez sacrément rigoler toute la nuit, à l’abri de votre haut comptoir ! Et puis on resterait proches voisins ; c’est un argument, non ?

L’épisode suivant suit de peu. Paul a en effet un nouveau message. Mais cette fois ce n’est pas la raison première du rendez-vous de Lily avec Daniel. Pas la raison du tout d’ailleurs, car ce message, Lily n’a pas l’intention de le transmettre. Cela pour la bonne raison qu’elle connaît déjà la réponse et que cette réponse bloquerait définitivement l’affaire. Avec Paul sûrement, mais avec elle aussi, pour peu que le vent souffle dans le mauvais sens ce jour-là…

Pourquoi prendrait-elle ce risque alors qu’elle pencherait plutôt pour une  réflexion plus approfondie sur le « non-conseil » de Daniel ?

Le cadre de leur rendez-vous suivant a d’ailleurs retrouvé son parfum habituel. C’est cette fois, un petit couscoussier de la rue Boutebrie tenu par un vieux tunisien et son fils, tous deux culs et chemises avec Daniel comme à l’accoutumé. Pourtant cette fois la surprise va être violente. La salle est minuscule, sa largeur est quasiment réduite à celle de la porte d’entrée. Il n’y a que quatre tables dont trois sont occupées. Daniel est déjà là, installé à la dernière, face à la porte d’entrée, dos à celle des toilettes reléguées au fond de l’étroit local. Daniel affiche son sourire habituel tranquille et chaleureux. Il est heureux de voir Lily ; pourquoi le cacherait-il ?  Il n’y a pas de chaise en face de Daniel, Lily s’assoit donc  en face du couvert qui est dressé au côté de Daniel, sur l’étroite banquette en molesquine bordeaux adossée au mur de briques nues. Aucune question gênante au programme ce soir, mais un  Gerrouane  gris qui ressemble assez à celui du pendage de crémaillère de la rue Mouzaïa qui date pourtant déjà de presqu’un mois. Lily n’a pas pour autant oublié l’aspect corsé de ce vin frais et des petites blagues échangées à la volée avec la brune et hiératique Esther à son sujet… Le mystère de la jeunesse de son père dont Daniel semble avoir davantage entendu parler qu’elle, la taraude depuis… mais ce registre-là n’indispose nullement Daniel. Au contraire la soirée s’annonce sous les meilleurs auspices ! Ce ne sont pas des couscous qu’annoncent le sourire malicieux du vieux tunisien mais des Tajines. Végétarien pour Lily, agneau pour Daniel.

Le petit commerce familial – puisque maman est bien sûr derrière les fourneaux – tourne fort bien ; les quatre tables sont occupées maintenant. Deux maghrébins d’une trentaine d’années qui ne dénotent nullement dans le paysage,  se sont installés entre-temps à la dernière table libre, la plus proche de l’entrée. Ils bavardent en buvant du thé à la menthe, tout comme Daniel et Lily qui ont eux opté d’un commun accord pour une seconde boutanche de Gerrouane.

Une violente bourrasque balaye soudain la petite salle dans le sens de la longueur… Un des deux derniers arrivants n’a pas eu le temps de lever son flingue car les deux types de la table voisine l’ont instantanément maîtrisé / Lily, elle, a eu le temps de reconnaître un Beretta 9mm / le type est propulsé la tête la première jusqu’aux toilettes au fond de la salle. Lily ne le reverra jamais. Personne ne le reverra jamais, c’est plus que probable. / L’autre maghrébin, était certainement armé lui aussi, mais plus près de la porte, il a préféré s’enfuir à toutes jambes. Les gardes du corps de Daniel n’étant que deux, ont paré au plus pressé… On ne le reverra pas de sitôt lui non plus. Au moins s’en est-il mieux sorti que son comparse / la quatrième table était occupée par un couple de jeunes amoureux  en goguette. Ils refluent vers la sortie au ralenti complètement éberlués. Aucun coup de feu, la police ne viendra pas ; ce n’est pas eux qui iront la chercher ! Eux reculent à pas prudents vers la porte que le fils de la maison leur ouvre obligeamment. Ils se serrent fort par la main en attendant mieux, se déplacent à reculons sans quitter des yeux leurs surprenants convives, bizarrement penchés vers l’avant, recroquevillés sur eux-mêmes plutôt, peut-être pour éviter les balles perdues…

Un dernier geste éloquent du soupirant qui dit tout à la fois «  excusez-nous m’sieurs dames, on n’y est strictement pour rien ! Excusez-nous encore, vraiment… On s’en va de ce pas !». Ils sont partis. On ne les reverra pas non plus.

Le coup de Kahmsin est derrière. Lily reprend ses esprits… « Quand même ! s’avoue-t-elle in petto… ». Puis la réalité s’impose à elle. Daniel était sur ses gardes, Lily s’en rend compte maintenant, ses gardes du corps aussi. Ces types, ils les attendaient. Ils les attendaient parce que Lily allait les a amener, à son insu bien sûr. Mais tout le monde était au courant, papa et fiston compris ; maman même, peut-être, dans sa cuisine… Tous ces bouis-bouis où Daniel, l’a invitée depuis tout ce temps, dans le jargon, ça s’appelle des protecteurs.  Lily connaît. Mais un tel réseau ! Ça, c’est du jamais vu !!!

Daniel a simplement raison. Le capitaine B. est pisté comme un loup malade  comme tous ceux qui l’approchent. Ceux qui pistent ceux-là se font pister à leur tour et ça donne ça…

Or Lily ne fait pas qu’approcher Paul, c’est devenu son âme damnée et sa  couverture de pharmacienne rangée ne vaut plus tripette ! Elle se doit d’admettre que Daniel et Paul, et à fortiori elle, ne jouent pas dans la même cour. Elle a été formée à ce boulot, elle en connaît les limites. Et là, franchement, ça dépasse l’entendement ! Ca fait plus de trois ans qu’elle fréquente Daniel, or ces deux types, elle ne les a jamais vus… Jamais remarqués en tous cas ! Elle n’a même jamais soupçonné que Daniel pouvait bénéficier d’autre protection que celle de Maximilienne qui lui saute dans les bras en toute confiance comme si son maître était le plus doux des agneaux ! Ce qu’il paraît à tous en effet, Julie comprise !

« Je t’aime parce que tu es moi au féminin ! » Le madrigal dont Paul a voulu l’honorer devant ses copains un soir de fête bien arrosée, lui paraît soudain creux… Bref, un sérieux petit coup de blues… La nuit suivante, elle se rêve déambulant dans les rues avec une étiquette « porte-poisse » sur le front… Allons bon !

Le fait est que ce vilain cauchemar a une suite le lendemain, tout à fait consciente cette fois. Lily réalise qu’elle croise fréquemment des émissaires africains dans l’ascenseur de l’immeuble où Paul a ses bureaux. Pas si souvent en fait car elle, préfère les escaliers. Ce n’est pas nouveau d’ailleurs, la protection rapprochée des potentats d’Afrique de l’ouest a été depuis le départ un des meilleurs filons de l’agence. C’est juste qu’il y en a plus et qu’ils ne ressemblent plus vraiment à des chefs de cabinet…. Se pourrait-il que Paul prenne le risque de se mouiller dans des histoires de trafic d’armes ? Par ailleurs, Lily a l’impression que le capitaine B. ne s’intéresse plus vraiment au Renseignement proprement dit. C’est vrai que ça n’a jamais été sa marotte et que même bien fait, ça ne rapporte pas tant de fric que ça ( surtout quand c’est pour le compte de l’état français, radin comme c’est à peine permis). Peut-être que Paul a besoin de beaucoup plus de fric ? Côté investigation, c’est un peu pareil. Pourtant ça, ça peut rapporter gros, merde ! …Suffit de bien choisir ses clients (éviter l’état français de nouveau, qui paye peu et tard !). Là aussi, Paul a plutôt tendance à piocher dans ses réserves. Genre :

- T’as besoin d’une pharmacienne ? J’ai ce qu’il te faut, démerde toi avec elle !

Paul, Lily le connait sur le bout de ses ongles acérés ; c’est un déconneur, un des plus graves qu’elle connaisse même ! Mais c’est un bon gars. Evidemment au niveau où il est, s’il s’est embarqué dans un truc un peu trop border line qui a, en plus, foiré, il peut se retrouver avec de sacrées dettes… Du très très lourd peut-être ? C’est vrai que son humeur a changé. Pas récemment, non. Plutôt progressivement en quelques mois.

Paul a récemment assigné une mission à Lily. Un truc plutôt délicat sur la côte d’Azur en duo avec un autre type de l’agence qui habite sur place. C’est pour la fin du mois. Lily a déjà prévenu son complice, le vieux pharmacien. Aucun problème de son côté. Ah s’il avait, ne serait-ce que trente-cinq ans de moins, il en serait que diable ! Tous en garde ! Sus à l’ennemi ! A bas ces planqués de pharmaciens …!

Non là, c’est moi, Climax ! Je déconne, emporté par l’élan patriote … Le vieux bonhomme a juste terminé par « à bas les planqués ! » mais je suis sûr qu’il pensait d’abord à tous ses collègues aussi confortablement établis que lui ! Pas à lui, bien sûr, qui a vécu la dernière débâcle en première ligne et erré comme tout un chacun au petit bonheur vers le sud sur les routes encombrées de charrettes !

Mais le destin l’a finalement élu ; avec quel panache il se rattrape aujourd’hui dans l’ombre de Lily ! De toute façon, comme Lily le lui a expliqué…  le tir, c’est d’abord un truc de fille !

Fin de l’épisode

                                                      FIN DE L'EPISODE